Les pratiques des fans et des amateurs reposent sur l’existence de frontières et de distinctions. Se définir comme amateur de mangas, par exemple, indique que la bande dessinée franco-belge ou les comics ne font pas l’objet d’un enthousiasme comparable. De la même manière, la bédéphilie n’implique pas un rejet des autres médias, mais à tout le moins une célébration de la spécificité de la bande dessinée, axiomatiquement singulière et digne d’attention.
L’institutionnalisation des pratiques faniques ou philiques, par le biais d’événements, de clubs ou de publications renforce cette segmentation des enthousiasmes. L’institutionnalisation engendre une sociabilité interne, la constitution d’un groupe défini, constitué, dont les frontières deviennent soudain concrètes : une liste de contributeurs ou de membres, l’ours d’une revue, etc. La constitution des disciplines universitaires, avec leurs organes spécifiques, leurs conférences et leur langage propre, est d’ailleurs l’un des avatars de cette tendance à isoler les objets étudiés, même si les études de bande dessinée tendent à résister à cette « compartimentalisation de la connaissance » (Hatfield 2010).
La production de discours sur la bande dessinée et sur elle seule reflète peu les pratiques de création ou de consommation culturelles contemporaines. Dans les industries culturelles mondialisées, les franchises prolifèrent bien sûr à travers les médias, au fil de stratégies transmédia (Jenkins 2006) ou du media-mix-japonais (Steinberg 2012), mais le phénomène ne peut se résumer à une stratégie marchande. La bande dessinée se nourrit en effet d’enthousiasmes faniques venus d’autres médias (pour le studio Ghibli, pour Star Wars, pour Portal, etc.) et la bédéphilie nourrit à son tour des créateurs à travers l’ensemble des industries culturelles, depuis le début du 20e siècle. Les lecteurs de bande dessinée sont aussi des omnivores par excellence, consommant plus de romans, de films ou de jeux que le reste de la population, et partageant leur enthousiasme entre ces médias dans une « logique de cumul » (Berthou 2015, 121–23). La bédéphilie historique, née d’échanges dans une revue de science-fiction et partageant volontiers ses enthousiasmes cinéphiles (les serials, La Jetée, etc.), reflétait d’ailleurs cet éclectisme.
Ce colloque n’est pas consacré à l’adaptation en bande dessinée. Il s’intéresse à la façon dont les pratiques faniques ou philiques circulent entre les médias, notamment par des liens privilégiés avec le cinéma, la littérature de genre (science-fiction, polar), l’animation ou le jeu vidéo. Il entend rendre toute sa place à l’intermédialité dans la circulation de la bande dessinée, dans sa création et dans les discours qui lui sont consacrés. Sans que cette liste soit exhaustive, nous nous intéressons notamment aux sujets suivants :
- Des fans agnostiques ?
o Pratiques faniques associées aux franchises transmédiatiques centrées sur la bande dessinée (Archie/Riverdale, Scott Pilgrim, etc.) ?
o L’étiquette « fan de comics » pour des personnes consommant des adaptations et transpositions, mais pas de bande dessinée.
o Les enjeux de dénomination : « c’est de la bande dessinée » ; manga vs. anime, etc.
o Quand la bande dessinée tente de capter des fans d’autres médias (magazines d’horreur Warren des années 60, fans de My Little Pony, etc.)
o Hors de la page : pratiques ludiques et pratiques de consommation (cosplay, collection de figurines, etc.) avec la bande dessinée et autour de celle-ci (Aquatias 2022)
- Bédéphilie & bédéphiles dans d’autres médias
o Trajectoires personnelles et institutionnelles des bédéphiles. Une expertise valorisée par les industries culturelles ?
o La figure de l’expert omniphile (Jean-Pierre Dionnet, Philippe Manœuvre, etc.)
· La bédéphilie aiguillon créatif multimédiatique
o La bédéphilie, aiguillon pour la création dans d’autres médias (Preteseille 2021)
o Représentations de la bédéphilie et des fans de bande dessinée dans d’autres médias (Indestructible, le roman Swap d’Anthony Moore, etc.)
o La Place de la bédéphilie dans les enseignements d’écoles de création
· La spécificité médiatique à l’épreuve des transformations numériques : gatekeeping et logique de distinction associées aux nouvelles formes de la bande dessinée (webtoon, etc.)
· Discours sur les autres médias dans les magazines de et sur la bande dessinée. Quels genres, quel mode de sélection, quelle importance, quels auteurs, etc. ?
- Le devenir transmédiatique des salons et événements consacrés à la bande dessinée : Festical de Lucca, comic-con de San Diego, etc.
- Les monolithes noirs : discours produits par les bédéphiles historiques sur des œuvres marquantes issues d’autres médias (La Jetée, de Chris Marker, les serials, etc.)
- Le labeur de l’intermédialité (Travailleurs, contrats, technologies, etc.)
Les propositions de communication de 200-250 mots sont à envoyer à Nicolas Labarre (
Références :
Aquatias, Sylvain. 2022. “Les Manifestations Générationnelles de La Passion Bédéphilique : Un Traitement Secondaire de l’enquête de 2011 Sur Le Lectorat de Bande Dessinée.” Comicalités, February. https://doi.org/10.4000/comicalites.6760.
Berthou, Benoît. 2015. La bande dessinée: quelle lecture, quelle culture. Paris: Éditions de la Bibliothèque publique d’information : OpenEdition Books.
Hatfield, Charles. 2010. “Indiscipline, or, The Condition of Comics Studies.” Transatlantica. Revue d’études américaines. American Studies Journal, no. 1 (June). https://transatlantica.revues.org/4933.
Jenkins, Henry. 2006. Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York: New York University Press.
Preteseille, Benoît. 2021. “La bédéphilie comme aiguillon créatif : les années 1960 en France.” Comicalités. Études de culture graphique, April. https://doi.org/10.4000/comicalites.5909.
Steinberg, Marc. 2012. Anime’s Media Mix: Franchising Toys and Characters in Japan. Minneapolis: University of Minnesota Press.