Axes de recherche pour le quinquennal 2020-2025

 

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Axe 1 — Dimensions pragmatiques de la transmission

Axe 2 — Intermédialité, mémoires et communautés

Axe 3 — Puissance du mode Mineur

 

Axe 1 — Dimensions pragmatiques de la transmission

Responsables : Pascale Sardin

Cet axe s’intéresse aux pratiques linguistiques et esthétiques mais aussi pédagogiques et politiques dans leurs dimensions performatives, interactives et interculturelles. Il s’inscrit dans le prolongement de notre ancien axe 1 intitulé « Trans/former, performer, partager » qui étudiait les notions de franchissement et de seuil. Il propose d’étudier la dimension pragmatique de la transmission des idées, des formes esthétiques et des savoirs dans les domaines de l’enseignement et de la traduction de l’anglais et du français, et dans ceux de l’expression politique et littéraire dans le monde anglophone. Ce faisant, il explore notre patrimoine matériel et immatériel et notre action sur celui-ci. En effet par nos pratiques, en cherchant à explorer mais aussi à préserver ce patrimoine pour le transmettre aux générations futures, nous le transformons et agissons sur lui de manière variée. À l’ère du numérique, de la mondialisation et de l’anthropocène, nous nous intéressons donc à la circulation des idées, œuvres et discours en lien avec notre environnement entendu au sens large, ainsi qu’aux nouvelles formes de récit autobiographique ou fictionnel, et de traitement du savoir. Comment faire pour transmettre sans détruire, préserver sans muséifier, traduire sans amoindrir ?

Nous souhaitons poursuivre cette recherche en nous focalisant notamment sur la traduction collective de textes de cultures subalternes ou créolisées et sur les retraductions d’auteurs canoniques du XXe siècle. Nous travaillerons aussi sur la resémiotisation d’œuvres romanesques américaines ou britanniques des XIXe et XXe. Les didacticiens et linguistes se pencheront plus avant sur la perception et les mouvements du corps apprenant, sur la mise en syntaxe de l’expérience, quand nos narratologues s’intéresseront aux nouvelles formes de récits, autobiographique ou fictionnel (trauma-fiction et neurofiction, notamment, dans le sillage des travaux engagés au cours du quinquennal précédent).Enfin,nous nous intéresserons aux représentations de l’environnement dans les récits d’histoire naturelle sur le continent nord-américain, et dans les discours politiques contemporains.

Cet axe se décline en 4 sous-axes majeurs dont on verra qu’ils ne sont nullement imperméables les uns aux autres.

1. Pratiques des transferts culturels

Traduction prismatique et collaborative

L’étude des pratiques des transferts culturels se poursuit avec un accent mis sur le concept de traduction prismatique (développé par Matthew Reynolds) dont l’idée centrale est que le processus traductif n’est pas univoque mais produit au contraire de multiples variantes au sein d’une même langue. Ce concept est utile pour étudier le phénomène de la retraduction (que nous allons explorer dès le début de l’année 2021 avec un colloque sur la réception de George Orwell en France, à l’occasion de la parution de son œuvre dans la collection La Pléiade). Il permet aussi d’envisager les manifestations d’un même texte source dans un ensemble de cultures cibles et dans plusieurs langues ; ce « prisme » de réalisations est pris en charge, désormais, par les humanités numériques et le texte électronique qui permet une fluidité des représentations jusque-là difficile à saisir. Nos travaux dans ces domaines se concentrent sur des auteurs canoniques dont les corpus sont redécouverts grâce aux nouvelles technologies à l’appui de la génétique textuelle : James Joyce, Samuel Beckett. Nous nous associons aussi aux récents efforts pour mettre au jour les pratiques de traduction collaborative, en lien, entre autres, avec les notions de communauté virtuelle, qui permettent de sortir la problématique traductologique de la binarité auteur-traducteur et de parvenir à une connaissance plus fine du travail de tous les agents impliqués dans le processus : traducteurs, éditeurs, lecteurs, directeurs de collection, mais aussi aujourd’hui développeurs sur Internet, fans, etc. Enfin, ce travail de démythification du rapport source-cible s’appuie dans une large mesure sur un travail archivistique que plusieurs de nos chercheurs effectuent en collaboration avec d’autres universités (Univ. Anvers et Belgique, Univ. Rome 3 en Italie).

La pratique de la traduction et la réflexion sur la traduction se poursuivent aussi avec le groupe de traduction collaborative Passages, réuni pour des séances de traduction hebdomadaires. Il s’est donné pour vocation de transmettre des textes non immédiatement accessibles, qui croisent des différences culturelles et linguistiques. Après un fort accent sur la créolité, la culture caribéenne et afro-américaine, le collectif traduit une poétesse nippo-américaine, Amy Uyematsu, avec laquelle il correspond et qu’il envisage d’inviter en résidence à Bordeaux avec l’aide de Agence culturelle de la Région Nouvelle-Aquitaine en 2021. Le choix est fait d’auteur.trice.s qui acceptent à leur tour de collaborer en répondant à des questions en participant (sur place, le cas échéant) au travail d’interprétation, avant de procéder à des lectures publiques bilingues (Marseille, Paris, Pays basque, Landes). Le groupe est ouvert à des professionnels qui apportent leur savoir-faire et leur expérience, à des professeurs du secondaire, des doctorant.e.s.

Traduction intersémiotique

Nous nous proposons de revisiter l’idée jakobsonienne selon laquelle le sens d’une unité linguistique n’est véritablement accessible que par « sa traduction par un autre signe qui l’explicite ». Parmi les trois types fondamentaux de traduction que Jakobson (1959) distingue – « intralinguale », « interlinguale » et « intersémiotique » – c’est le troisième qui retiendra notre attention à la fois sur le plan théorique et applicatif. Forts des outils de la linguistique et de la sémantique cognitives, nous mettrons en évidence la grammaire de la resémiotisation qui est à l’œuvre dans les arts et les lettres, en portant notre attention sur les processus cognitifs (activations, projections inter-domaines, compressions et décompressions, mémorisation), les mécanismes perceptuels (saillances, dissimulations, rapprochements, distanciations, augmentation ou diminution de grain, reconfigurations) et les phénomènes esthétiques accompagnant les changements de sémiologie. Les analyses empiriques accorderont une place privilégiée à la resémiotisation d’œuvres romanesques américaines ou britanniques des XIXe et XXe (Edith Wharton, Virginia Woolf, E. M. Forster) par ré-écriture, oralisation, mise en mouvement (dramatisation théâtrale, danse) ou en image (peinture, cinéma), en contexte culturel.

2. Transmettre et/ou performer les savoirs

Interpréter par-corps

Le travail engagé dans le quinquennal précédent a permis de faire émerger la notion de potentiel interprétatif, par association des trois dimensions – cognitive (« comprendre », « livrer le sens » avec sa raison), performative (« exécuter une œuvre avec sa sensibilité ») et translative (« passer d’une sémiologie ou d’un système expressif à l’autre ») – du verbe « interpréter ». Or, qu’elles soient transmissives ou socio-constructivistes, les pratiques socio-éducatives ont tendance à dissocier ces dimensions et à faire l’impasse sur la perception et la vie de mouvement du corps apprenant. Notre projet est d’évaluer et de modéliser des dispositifs qui sollicitent l’entier du potentiel interprétatif du corps apprenant et ce faisant, qui élargissent la conception et l’usage des espaces d’apprentissages. Le champ applicatif sera double : l’étude de la langue et la littérature anglo-américaines (fin de secondaire, université), mais aussi l’étude scolaire et universitaire des sciences fondamentales (STEM education) grâce à la participation de l’EA CLIMAS à l’ANR ESMEA 2020 (laboratoire LDAR) – Enacted Science and Mathematics Education through Astronomy. En nous appuyant simultanément sur les recherches dans le domaine de l’énaction, de la cognition incarnée, de la sémiologie gestuelle et des neurosciences cognitives, nous conduirons un ensemble d’expériences interprétatives multimodales, fondamentalement énactives, dans lesquelles des instructeurs amèneront des apprenants à performer (au sens d’accomplir, de mettre en acte corporellement, dans un espace liminal d’expérimentation et de réflexion), leur compréhension de textes (romans, essais), de notions complexes (poétiques, linguistiques) ou de lois (mathématiques, physiques). A partir d’un corpus de captations vidéos, de questionnaires et d’entrevues, nous pratiquerons une analyse des interactions socio-physiques et des processus kinesthésiques à l’œuvre dans la transmission / construction perceptuelle, verbale, gestuelle et la performance des savoirs.

Nouvelles formes d’écriture universitaire

Il s’agit en outre dans ce sous-axe de réexaminer les formes canoniques de l’écriture universitaire. Outre les interrogations actuelles sur les institutions de diffusion de la recherche, un travail a été engagé – notamment autour des humanités numériques – pour interroger les évolutions possibles de l’écriture scientifique elle-même. Il s’agit dans cette démarche d’explorer de nouvelles formes, de nouveaux langages pour la diffusion du savoir, sans pour autant renoncer à son exigence de rigueur et de reproductibilité des résultats, articulés à des mécanismes de validation collectifs. Citons par exemple le développement récent d’ « articles » universitaires sous forme de vidéos, dans le domaine des études cinématographiques, ou encore la production en 2015 par Amanda Visconti d’une thèse consacrée à Ulysses de Joyce, consistant en une version annotée collectivement de cet ouvrage hautement polyphonique. À ces exemples ponctuels s’ajoute une formalisation croissante des interactions entre pratique et recherche, dans laquelle la pratique artistique est considérée comme potentiellement productrice de savoirs par elle-même, et non simplement comme l’objet d’une glose ultérieure.

3. Mise en récit de l’expérience, mise en récit de soi

Représentations de l’expérience

La notion de mise en récit sera comprise ici comme dispositif, mise-en-place d’un processus de communication artistique qui n’existe qu’à travers sa réception. S’inscrivant toujours dans ce cadre théorique, en prenant en compte ses dernières évolutions à savoir la poétique cognitive et surtout la neuro-esthétique dont les ouvrages de Norman Holland (Literature and the Brain) et Paul Armstrong (How Literature Plays with the Brain), entre autres, résument les enjeux, nous nous efforcerons d’appréhender dans le domaine de la littérature anglophone ce qui relève du mode perlocutoire, de manière immanente (procédés rhétoriques) ou transcendante (les habitudes de lecture et les horizons d’attente d’un lectorat contemporain). Que ce soit par le biais d’une littérature plus politique (post-coloniale, LGBTQ, éco-critique), plus centrée sur des expériences personnelles (Trauma studies, illness studies et notamment brain literature — neuronovel et brain memoir) ou logiquement plus connectée (Cyber literature), les grandes tendances littéraires de ces dernières années témoignent d’un souci de l’impact, de développer une force rhétorique et/ou simplement d’entamer un dialogue avec son lectorat.

Formes autobiographiques contemporaines

Suivant Mary Karr dans The Art of Memoir qui affirme le caractère ancestral et impérieux de se dire et de s’écrire, nos travaux porteront sur les écritures de vie. Celles-ci ont pénétré toutes les strates sociales et culturelles : auto-pathographies, autographies, self-help books, brainy books, autobiographies éco-critiques ou encore actes autobiographiques sur les réseaux sociaux (blogs, vlogs, et présence protéiforme sur diverses plateformes). En parallèle à toutes ces formes autoréférentielles, des œuvres majeures se construisent, principalement consacrées à la non-fiction, à la périphérie de l’autobiographie, dans un périmètre autofictionnel en quelque sorte. S’il y a un dénominateur commun à toutes ces formes de récit, textuelles, micro-textuelles ou simplement visuelles, c’est sans doute le souci qu’elles ont de leur transmission, de leur diffusion et leur réception, quitte à saturer un texte de stratégies perlocutoires ou tout simplement à répondre aux commentaires laissés sur les réseaux sociaux, et à entrer ainsi dans une boucle dialogique inédite. D’une certaine manière, cette intention dialogique fait aussi écho à ce qu’Adam Kelly, parmi d’autres, a appelé New Sincerity.

Mise en syntaxe de l’expérience : aspects formels et pragmatiques du discours

Le deuxième domaine d’intervention des linguistes de l’unité au sein de cet axe portera sur la mise en récit comme manipulation socio-cognitive de l’autre (ou des autres). On peut considérer en effet que la mise en scène et la mise en récit de l’expérience commencent à l’échelle même de leur mise en syntaxe dans le discours. Le marquage de la personne, la gestion des repérages spatio-temporels, et surtout le choix de la valence verbale jouent un rôle décisif dans le filtrage grammatical de l’expérience : il est dans la logique même de la phrase d’organiser des scènes (Langacker 2008) autour d’un verbe lexical pivot, en distribuant des rôles thématiques à divers actants. Les choix morphosyntaxiques sont, dans les faits, des choix scéniques qui font appel à un ensemble de procédés comme la voix, la causalité, la comparaison et la quantification pour représenter et analyser l’expérience. Il s’y ajoute des procédés stylistiques (métaphore, métonymie, hypallage) qui, combinés à la grammaire, permettent à l’énonciateur de contrôler la présentation qu’il fait de lui-même (au sens goffmanien) et les représentations que l’autre (interlocuteur) doit se faire de la situation décrite. Le corpus inclura différents genres de discours : publics (ex. social, politique, éducatif, climatique, environnemental) et privé ou assimilé (relations personnelles, interactions saisies en mode naturaliste ou reconstitués en mode littéraire / artistique). Certains de ces discours feront par ailleurs l’objet de recherches dans le sous-axe suivant.

4. Représentations de l’environnement

La wilderness

Les premiers récits d’histoire naturelle décrivant les colonies britanniques d’Amérique du Nord au XVIIe et au début du XVIIIe siècles présentent souvent un caractère largement promotionnel. Le végétal et l’animal y sont généralement exposés en termes utilitaristes, le « naturaliste » (ou pseudo-naturaliste) s’appuyant plus souvent sur des récits préexistants que sur sa propre expérience et s’intéressant davantage au potentiel nutritif des plantes et animaux décrits qu’à leurs caractéristiques scientifiques. Les populations indigènes y sont, quant à elles, souvent réduites à des représentations monolithiques et simplistes. Cette vision réductrice de l’environnement comme source de nourriture ou de matières premières, et du « sauvage » comme « noble » ou « ignoble » évolue au cours du XVIIIe siècle, où les récits faisant la part belle à une expérience de première main de la nature et des populations indigènes foisonnent. Les spécificités de l’environnement naturel américain, de la wilderness, y sont généralement célébrées et la connaissance intime des populations indigènes qu’acquièrent les explorateurs à leur contact en nuance les représentations. Signe supplémentaire de ce changement de perspective, ces récits se font l’écho des pratiques indigènes de chasse ou de culture et rapportent des exemples de transmission et d’échange de ces pratiques entre populations autochtones et colons. Nous nous intéresserons aux métaphores politiques que peuvent véhiculer les représentations du vivant dans leurs récits et essaierons de montrer en quoi ces métaphores contribuent à la création de l’artefact culturel qu’est la nation, pour reprendre les termes de Benedict Anderson (Imagined Communities 4). Notons aussi que nous ouvrirons cette recherche à d’autres zones géographiques anglophones, notamment l’Australie, ce qui nous permettra de prendre en compte les représentations plurielles de l’interaction entre humain et environnement.

L’écologie en politique : quels mots pour quelles représentations ?

A l’heure où le réchauffement climatique et ses conséquences occupent le devant de la scène médiatique et politique mondiale, les chercheurs en linguistique, en rhétorique, en analyse du discours, posent leur regard sur la façon dont se construit le message écologiste. Ils repèrent les processus récurrents dans la langue qui donnent à voir l’écologie d’une certaine façon. Les processus de représentation à l’œuvre permettent de générer des mécanismes de conceptualisation dont la dimension pragmatique peut être multiple, selon la nature du discours (et les objectifs de l’orateur lato sensu) et surtout, selon le contexte dans lequel il survient : informer et « dés-informer », expliquer, persuader, simplifier, manipuler, imposer, contraindre, répandre une propagande. Les cadres théoriques sollicités pour conduire ces travaux sont multiples. Plus particulièrement, l’alliance d’outils de la linguistique cognitive (Conceptual Metaphor Theory ; blend ; schèmes mentaux, dynamique des forces et embodied cognition ; Frame ; processus de catégorisation), de la rhétorique (ethos, pathos et logos, à grande échelle, tout autant que les types de répétition, les mécanismes d’amplification et d’atténuation, les figures de l’opposition, etc.) et des sciences de la communication permet de proposer des analyses au niveau micro- et macro-structurel, tout en croisant des outils anciens et d’autres plus récents, nés à l’ère du numérique. Plus récemment, le cadre théorique de Critical Discourse Analysis valorise la nécessité de prendre en compte le contexte social, politique, historique de façon à pratiquer des analyses en contexte. Pour ces chercheurs, travailler sur une question politique et/ou sociale ne peut se faire hors contexte, hors sol. Ainsi, l’objet d’étude ne peut plus être pris de façon dénaturée et le linguiste est, de fait, encouragé à se confronter à la transversalité. En outre, cette théorie, issue de pratiques sociologiques, place au centre de ses préoccupations et des thèmes étudiés la notion de pouvoir, celle du rapport entre dominant et dominé.

Calendrier prévisionnel des premières manifestations

· 28-29 mai 2020 (report 2021) : 6e Congrès international de Société Samuel Beckett : « Pénétrer dans l’arène sexuelle » : Sexe et genre dans l’œuvre de Samuel Beckett

· Janvier 2021 : Colloque « Traduire, retraduire, publier George Orwell »

· Février 2021 : Colloque « Political discourse : New approaches to new challenges? » en collaboration avec l’Université de Lorraine

· Avril 2021 : Colloque « Le Soupçon » à Vérone organisé en partenariat avec l’université de Vérone (Italie).

· Octobre 2021 : Journée d’étude « Femmes et surf – représentations et réalités » (en collaboration avec l’université de Besancon et Universidad de Cantabria

 

Axe 2 — Intermédialité, mémoires et communautés

Responsables : Nicolas Labarre, Rémy Duthille

Les industries culturelles contemporaines autant que la sphère publique depuis le XVIIIe siècle sont habitées par l’intermédialité, la possibilité de faire migrer des contenus d’un média et d’un type d’expression à un autre, pour en maximiser l’impact, en étendre la rentabilité commerciale, ou simplement parce qu’il existe un réseau professionnel dédié à ce genre de transferts (Murray 2013).

Qu’il s’agisse de la mise en image satirique de tracts politiques, de l’invention du transmédia autour du Magicien d’Oz de Frank L. Baum au début du XXe siècle, de la vogue des disques de discours politiques dans les années 1970 ou encore de la recréation en dessin animé du Livre de Kells (The Secret of Kells, 2009), l’intermédialité soulève d’emblée des questions esthétiques, sociologiques et économiques, mais aussi politiques et historiques, puisque ces développements sont en permanence insérés dans des contextes qu’ils nourrissent en retour.

Il sera bien question ici de médias et non de médium, d’objets sociaux et diffusés, et non de formes idéelles. Le terme sera pris dans une perspective large, incluant par exemple les manifestations de la culture matérielle ou la statuaire publique, en sus des médias plus traditionnellement identifiés comme tels. Il s’agira aussi, dans la lignée des réflexions de Linda Hutcheon sur l’adaptation, de considérer l’intermédialité à la fois comme un processus de déplacement ou de traduction, et comme l’ensemble des résultats de ce processus. Ces processus se manifestent dans toute figure mythique ou iconique, qui recèle en elle des contenus sédimentés (Didi-Huberman 2002, 39), provenant de sources et d’époques différentes, mais qui revêt à un moment historique précis une signification particulière. Le sens spécifique de la figure iconique en contexte lui est donné par une convergence de représentations culturelles et scientifiques qui se légitiment mutuellement et se cristallisent temporairement en un mythe. Ce dernier circule de manière intermédiale tant qu’il véhicule une doxa, qu’il crée un consensus, c’est à dire qu’il correspond à un point de vue partagé par le plus grand nombre. L’époque contemporaine exacerbe et souligne ces processus, au vu de la « dissolution des frontières » (Davis 2003) constatée dans le domaine de l’art, entraînant un intérêt croissant pour des modes de production artistique qualifiés autrefois de mineurs, une contextualisation de plus en plus ambitieuse de l’histoire de l’art en « histoire sociale » et « histoire culturelle », avec une multiplication des approches « inter-média » (Brunet 2005).

Une des ambitions de cet axe est d’étudier l’intermédialité en ne se cantonnant pas aux configurations les plus canoniques – en particulier le rapport texte-image, et spécifiquement le rapport entre littérature et cinéma – mais en prenant en considération des médias, des supports et des époques moins étudiés. La dimension sonore, en particulier, pourra faire l’objet d’une attention particulière. Il s’agira également de ne pas se limiter à des dispositifs intermédiatiques très balisés comme l’adaptation ou le récit transmédia (Jenkins 2006), pour envisager des situations liminales moins étroitement théorisées.

Cet axe entend s’intéresser aux multiples enjeux de l’intermédialité dans les mondes anglophones depuis le XVIIe siècle, en examinant particulièrement la façon dont elle participe aux processus mémoriels et collaboratifs. Le processus de répétition sans duplication, pour reprendre le mot de Linda Hutcheon à propos de l’adaptation (Hutcheon et O’Flynn 2013), entretient en effet des liens de parentés indéniables avec les modes de création d’une mémoire collective, tels que décrit par Benedict Anderson ou Eric Hobsbawm, pour se limiter aux sources les plus connues (Anderson 2006; Hobsbawm et Ranger 2010). La réactivation de la mémoire par la réinscription dans un contexte nécessairement nouveau, l’ « indigénisation » sans cesse répétée de contenus toujours réexaminés depuis le présent offrent en effet autant d’occasions de réécrire et d’actualiser cette mémoire collective. Dès lors, comme le note Thomas Leitch : « It seems inescapable that whether or not history is written as adaptation, it will be consumed as adaptation, by readers who approach it through the generic lens of earlier histories » (Leitch 2015, 17). Cependant, les adaptations et circulations successives forment aussi une archive multimédia, un « réseau d’adaptation », comme l’a récemment décrit Kate Newell (2017), qui peut aussi s’autonomiser, se déterritorialiser (que l’on pense par exemple à la figure de Frankenstein, à la circulation des symboles conventionnels de la caricature politique) et ce faisant entrer en concurrence avec des récits locaux ou nationaux, ou au contraire les soutenir. Richard Hummond rappelle ainsi que les communautés se construisent sur un système de liens réciproques, mais aussi dans une logique de différenciation et de contraste, laquelle repose notamment sur les médias de masse, même lorsqu’il s’agit de communautés locales, ancrées dans une réalité physique (1990, 7-12). De façon plus large, chacune des caractéristiques centrales d’une communauté, la conscience d’une appartenance, l’existence de rituels et de traditions partagés ou encore le sens d’une responsabilité morale envers les autres membres (Albert et Thomas 2001, 413) est de nature à être façonnée ou transformée par les circulations de contenus intermédiaux.

Il s’agira donc d’examiner l’intermédialité comme un processus débordant du simple niveau des textes, pour s’intéresser à sa matérialité (Murray 2008), à son inscription sociale, à ses enjeux politiques (Hassler-Forest et Nicklas 2015), esthétiques et à ses multiples interactions avec les processus de mémoire collective ou individuelle. L’axe invitera également à un travail sur des périodes et objets atypiques. En particulier, la culture early modern et modern est largement orale et en partie iconographique. Une voie de recherche prometteuse (Mee, 2011) s’attache à l’interaction entre nouvelles institutions de sociabilité (théâtres, clubs, tavernes, debating societies, partis…), la « conversation » qui en émane et ses représentations littéraires et picturales. Celles-ci donnent lieu à l’invention de nouveaux genres littéraires et non-littéraires, de la conversation piece au recueil de toasts et de chansons, de l’affiche de théâtre à la ballade romantique et à la caricature graphique. Le concept de « sphère publique » théorisé par Jürgen Habermas a été diffracté (Epstein) ; cette pluralité permet de penser des contextes particuliers de production et de dissémination de contenus intermédiaux dans des milieux socio-politiques précis définis par l’intermédialité elle-même. On s'attachera à au cadre national, mais aussi à des configurations transnationales définies par des réseaux intermédiaux et des dynamiques idéologiques; ainsi l'UR Climas apportera son concours à un colloque organisé à Rouen par l'UR GrHIS en 2022 sur le thème « Traditions et transmissions révolutionnaires intermédiales entre la France et les îles britanniques (1789-1848) ». Cette conceptualisation permet aussi de rendre compte de l’interaction entre différents champs d’action et de mobilisation (Fligstein et McAdam, 2012) qui se situent dans les espaces de contestation politique et culturelle. Il s’agira de comprendre comment les idées et les objets produits dans des champs spécifiques, comme celui de la science, peuvent être mobilisés, détournés, ou appropriés à des fins inattendues par leurs producteurs d’origine. Ces processus impliquent une prise en considération des communautés (militantes, professionnelles, artistiques, etc.) et des relations qu’elles entretiennent avec d’autres groupes. En particulier, il pourra être question de la place des « élites » et des « experts » dans les débats publics (Eyal et Buchholz, 2010).

L’articulation des trois termes dans le nom de l’axe invite également à penser notre rapport aux époques passées sous diverses modalités intermédiales, toujours en lien avec les enjeux socio-politiques sous-jacents : l’adaptation, mais aussi les commémorations, le bicentenaire du massacre de Peterloo (1819) constituant par exemple une constellation intermédiale de presse écrite et audiovisuelle, et des supports pédagogiques et politiques divers, de la monographie universitaire à la bande dessinée et aux flyers.

Questions de recherche

Sans viser à l’exhaustivité, nous aimerions ici formuler quelques questions de recherche à même de nourrir colloques, journées d’études et autres travaux menés dans le cadre de cet axe. Au vu de l’accent mis sur les circulations, croisements et porosités, il ne nous a pas semblé opportun de sérier ces questions en sous-axes distincts, pour au contraire souligner les interactions et échos entre ces différentes interrogations.

· Comment l’intermédialité façonne-t-elle la mémoire collective, comment est-elle façonnée en retour ?

· Comment les réécritures de l’histoire, et leurs déclinaisons médiatiques, contribuent-elles à définir a posteriori une identité, nationale ou autre ?

· Comment les productions intermédiales produisent-elles des contre-discours mémoriels, dans une perspective critique, postcoloniale ou autre ?

· Comment certains régimes d’intermédialité occultent-ils les mémoires collectives, dans un processus sélectif, intentionnellement ou non ?

· En quoi les déterminations culturelles, économiques, sociales et historiques façonnent-elles le point de vue ?

· Jusqu’à quel point ces déterminations conditionnent-elles la production-même de l’intermédialité ?

· L’intermédialité est-elle nécessairement liée à un territoire ? Comment l’intermédialité peut-elle générer des communautés déterritorialisées, autour de genres ou de pratiques scientifiques par exemple, dont la cohérence est créée ou soutenue par des objets intermédiaux (fan communities, brand communities, etc.) ?

Enfin, cet axe s’intéressera aux échos entre la transmédialité et d’autres modes de franchissement des frontières, de création d’objets, de circulations et de pratiques nécessairement liminales, transhumanisme, transgenre, et fictions transfuges, par exemple.

 

Calendrier prévisionnel des événements scientifiques inscrits dans l’axe [révisé en février 2024]

Colloque : Contentious Science, Tricky Politics. Experts and Scientists in Controversial Policy Debates in Europe and North America (2-4 décembre 2020)

Ce colloque international interroge le rôle et la place des experts et des scientifiques dans les débats politiques controversés, tels que le changement climatique, la défiance face aux vaccins, et l’ouverture de l’aide médicale à la procréation. Il questionne les modalités de transmission des informations, des cadres et des objets entre ceux produisent le savoir et ceux qui l’utilisent dans le champ politique.

Colloque international - L'art du portrait britannique (1750-1900) (septembre 2021)

Si, en termes génériques, la contribution décisive de la Grande-Bretagne à la peinture européenne du XVIIIème siècle est vraisemblablement l’invention de la conversation piece, c’est plus généralement le portrait qui constitue le genre pictural le plus caractéristique de ce pays à l’époque.

Ce colloque fut l’occasion de s’interroger sur les théories, les enjeux et les formes du portrait anglais. Il y fut abordé le portrait en série, l’autoportrait, les portraits physiognomoniques ou allégoriques ou encore les portraits post-mortem. Le colloque fut l'occasion de présenter des études portant sur la critique d’art ou sur la circulation des portraits (entre commanditaires, artistes et collectionneurs), ainsi que des communications examinant la spécificité du portrait anglais et sa contribution à l’émergence d’une identité nationale.

Colloque international - Art in Strange Places (mars 2022)

Art, in the sense of canonical works, is frequently seen overflowing from its recognised loci (e.g. art gallery, concert hall, literary festival, poetry reading...) into everyday culture. This may be a deliberate strategy to make the canon more accessible to a wider public, but it is very often commercially motivated. Unlike "pop art" - whose own aesthetic codes limited its appeal to a new elite -, or the structured popularisation/vulgarisation of high culture which aims to sustain the canon and educate the public in its ways, "high" art frequently appears in "low" places.

One of the most famous examples from the Victorian period is Sir John Everett Millais' "A Child's World" (1886) - more familiar as "Bubbles" - being used to advertise Pears' soap. With the development of reproduction technologies and consumerism, later periods greatly developed this relationship between high culture and advertising. The exploitation of art by the communication industry as a tool is not restricted, however, to advertising. The first contact of an end-user with a private company or a public organisation is often via a loop of classical music while on "hold". And works of art adorn many everyday objects. From coffee mugs to chocloate box lids, T-shirts to tailgates, the pressing into service of high culture, sometimes with, but very often without, recourse to an ironical strategy, means that references to the canon are a regular occurrence, sometimes in the most unexpected places. How do the artistic community, authors, composers, collectors, critics and commentators react to this? What does the general public think? In what ways is the perception of art affected by this commodification?

Colloque : Carmilla's sisters / Carmilla et ses soeurs (octobre 2022)

En publiant Carmilla en 1872, l'écrivain irlandais Joseph Sheridan Le Fanu livre au monde une alternative féminine au « Vampyre » de John Polidori. Premier vampire féminin de la littérature européenne, Carmilla offre un riche matériau métaphorique en inversant l'imaginaire du vampire. De victime féminine d'un prédateur masculin selon la tradition du roman gothique, la femme vampire devient prédatrice. Carmilla est aussi le premier vampire lesbien, introduisant au milieu de l'ère victorienne un « trouble dans le genre » qui aura une influence durable. On ne compte plus désormais les figures féminines du vampire, de The Hunger (Tony Scott, 1984) à True Blood (HBO, 2008-2014) en passant par Interview with the Vampire (Anne Rice, 1976). On peut se demander quelle trace des textes de référence victoriens est repérable dans ces développements contemporains, quelles typologies on peut dresser des figures féminines (parfois enfantines) du vampire proposées par ces nouvelles fictions, quelles en sont les modalités et les fonctions, comment les publics auxquels elles sont destinées les reçoivent et s'en emparent.

Journée d'étude doctorale : Lire le paysage : perception, interprétation, appropriation (février 2023)

Le paysage peut être compris dans son premier sens comme étant constitué d’un ensemble d’éléments visibles dans un lieu donné. Définir un paysage nécessite d’établir un point de vue et un cadrage, posant ainsi la question du regard et de la subjectivité. Le géographe français Georges Bertrand définit le paysage comme une “interprétation sociale de la nature”, le paysage étant à la fois une réalité concrète et symbolique. Or, les différentes interprétations d’un même lieu peuvent amener à une divergence dans les rapports à celui-ci. Les agissements qui découlent de chaque interprétation peuvent être complémentaires ou conflictuels.

Cette journée d’étude doctorale sera l’occasion, grâce aux contributions de jeunes chercheuses et chercheurs de différentes disciplines, d’établir ensemble une compréhension interdisciplinaire et plus approfondie de la notion de paysage et d’établir son intérêt comme objet d’étude.

Colloque : Conviviality and Sociability in the Long Eighteenth Century: Restoration to Romanticism (mars 2023)

Colloque jeunes chercheurs coorganisé avec l'université de Duisburg Essen, avec le soutien de l'Université franco-allemande (UFA/DFG).

Christoph Heyl (Université de Duisburg-Essen) et Rémy Duthille (Université Bordeaux Montaigne) poursuivent la longue tradition du Landau-Paris Symposium on the Eighteenth Century, qui accueille jeunes chercheurs et chercheurs confirmés. Le colloque porte sur la littérature et la culture des îles britanniques, mais est également ouvert aux communications sur les colonies britanniques, la France, l’Allemagne et d’autres aires géographiques. Le colloque comportera un panel de chercheurs en cours de thèse ou qui ont l’intention de commencer une thèse dans un avenir proche.

Colloque : Strangers and foreigners: hospitality and hostility in Britain, France, and Germany, 1680-1850 (avril 2024) 

L’actualité de la guerre et des migrations a mis sur le devant de la scène la question de l’accueil des migrantes et migrants et du devoir d’hospitalité. Le colloque international Jeunes chercheurs se propose d’explorer le rapport aux étrangers dans les territoires germanophones, en France et en Grande-Bretagne (espaces coloniaux compris) depuis la révocation de l’Edit de Nantes (1685), provoquant des migrations vers les pays du Refuge, jusqu’aux révolutions de 1848, marquées à la fois par un enthousiasme internationaliste et par des exils politiques.

La définition de l’étranger (ou du « prochain », en termes théologiques) ainsi que la discussion des conditions du devoir d’hospitalité représentent un riche terrain d’enquête en histoire intellectuelle. On peut examiner les discours religieux, en chaire ou dans les traités théologiques, dans le contexte socio-politique des relations interétatiques, des migrations comme le Refuge et de l’existence de réseaux transnationaux, qu’ils soient confessionnels ou relèvent de la République des Lettres. La Révolution française fait de l’hospitalité une valeur politique normative. Dans le Projet de paix perpétuelle (1795), Kant définit l’hospitalité comme « le droit qu’a un étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier ». Il fait de l’hospitalité un problème politique et juridique qui se pose jusqu’à notre époque. Cette construction politico-juridique de l’hospitalité pourra être mise en regard avec les pratiques d’accueil.

Colloque : Bédéphilie et intermédialité (avril 2024)

Les pratiques des fans et des amateurs reposent sur l’existence de frontières et de distinctions. Se définir comme amateur de mangas, par exemple, indique que la bande dessinée franco-belge ou les comics ne font pas l’objet d’un enthousiasme comparable. De la même manière, la bédéphilie n’implique pas un rejet des autres médias, mais à tout le moins une célébration de la spécificité de la bande dessinée, axiomatiquement singulière et digne d’attention.

Ce colloque n’est pas consacré à l’adaptation en bande dessinée. Il s’intéresse à la façon dont les pratiques faniques ou philiques circulent entre les médias, notamment par des liens privilégiés avec le cinéma, la littérature de genre (science-fiction, polar), l’animation ou le jeu vidéo. Il entend rendre toute sa place à l’intermédialité dans la circulation de la bande dessinée, dans sa création et dans les discours qui lui sont consacrés.

Références

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Axe 3 — Puissance du mode Mineur

Responsables : M. Fleurot, L. Larré

Nous avons décidé de conserver en l’étoffant et en le recentrant explicitement sur des objets de l’anglistique l’axe « Puissance du mode Mineur » : créé en 2014, il s’est avéré très productif comme l’indique le bilan, et il continue à fédérer les intérêts de nombre d’entre nous. Nous estimons qu’il s’agit là d’un angle très fécond, pour lequel CLIMAS est désormais bien identifié sur la scène nationale, et qui nous permet d’attirer et de fidéliser de nombreux chercheurs qui travaillent dans ce domaine : nous souhaitons continuer à animer cette communauté. Nos différents objets d’étude sont parfois explorés sous d’autres angles dans le cadre des axes 1 et 2 mais la problématique de la puissance du mode mineur permet de les convoquer dans une perspective nouvelle. Nous avons structuré pour le nouvel quinquennal cet axe autour de 4 sous-axes, tels qu’ils ont émergé au fil du travail du dernier quinquennal et tels qu’ils reflètent au plus près l’activité et les intérêts des membres qui lui sont associés.

a. Le Mineur face au pouvoir politique et institutionnel

Nous explorerons tout d’abord les formes de communication politique « mineures », au sens où elles se situent en-deçà de formes consacrées, comme le discours parlementaire, le manifeste voire le pamphlet. Le XVIIIème siècle anglais voit s’inventer de nouvelles formes de participation et de communication politique populaires et bourgeoises, à travers des supports écrits (tracts, libelles, roman jacobin), et des rituels et pratiques de sociabilité dont l’efficacité est relayée par l’écrit (comptes rendus de banquets, toasts, chansons publiées dans la presse, rôle de la correspondance dans la diffusion de rumeurs…). On étudiera l’adaptation et le renouvellement de ces stratégies dans les mouvements réformateurs, protestataires ou utopistes du XIXème siècle, en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis (chartisme, fouriérisme), et on s’interrogera sur la rupture, ou la continuité, entre ces modes « mineurs » et les stratégies de groupes activistes aux Etats-Unis aujourd’hui. La notion de mineur sera interrogée à travers la question des hiérarchies discursives (respect, subversion, redéfinition) et celle de la légitimation des discours tenus hors des institutions représentatives.

Les jardins partagés en Grande-Bretagne et notamment en Ecosse nous permettront d’examiner la question alimentaire pensée ou impensée par le pouvoir en place. De nombreuses initiatives voient le jour dans un but de résistance à la puissance de distribution des supermarchés. Ils opposent une forme de lutte silencieuse à une ghettoïsation massive des quartiers dits défavorisés dans les grandes villes où, notamment à Edimbourg, les déserts alimentaires restent la réalité pour de nombreux habitants. Les jardins partagés sont ainsi vus comme lieux en marge qui fournissent à certains l’occasion de montrer leur opposition à une urbanisation qui se fait sans concertation avec les habitants et à d’autres de se constituer un Eden à part, sans revendication politique affichée.

Une direction plus spécifiquement nord-américaine sera explorée notamment en ce qui concerne les peuples indigènes. Nous souhaitons montrer en quoi leur position alternative de minorités sociales, politiques et/ou culturelles, peut être porteuse de créativité et de pouvoir, et les dégager d’une position de subordination. Par exemple, à travers l’histoire de l’intellectualisme amérindien, les auteurs militants de cette catégorie de la population, de leur place invisibilisée, ont déployé une puissance culturelle et intellectuelle méconnue mais remarquable, manifeste dans des centaines de textes dans une variété de publications dites mineures, des magazines périodiques de l’ère progressiste aux réseaux sociaux aujourd’hui. Nous nous intéresserons également à l’ère du Black Power ainsi qu’à ses acteurs et militants en résistance contre l’ordre politique ethno-racial établi, alors même que l’historiographie de ce mouvement est bouleversée par de nouvelles recherches. Alors que les Américains ont élu un président noir à deux reprises, les institutions américaines sont aujourd’hui marquées par un déficit démocratique sans précédent. A l’extérieur de ce système, des mouvements émergent et recherchent l’expression démocratique, et nous pourrons nous demander si ces nouvelles formes de mobilisation, d’apparence mineure, ont le pouvoir de préserver les fragiles principes de démocratie et d’égalité dont les Etats-Unis se targuent d’être les garants.

De même nous pourrons nous interroger sur l’héritage de la lutte pour l'égalité des droits qui culmina dans les années 1960-1970 en proposant un état des lieux du militantisme et de la résistance des minorités racialisées. Si « Black Lives Matter » sembla avoir donné brièvement un nouveau souffle à la mobilisation des Noir.e.s dans leur combat contre les discriminations sous leurs formes les plus violentes, la situation de ces dernier.e.s sur les plans socioéconomique et carcéral continue de mettre en lumière de profondes inégalités, un temps éclipsées par l’illusion d’une Amérique post-raciale.

Le travail effectué sur le « mineur » dans ce domaine est encore riche de nombreuses possibilités : nous nous proposons de le poursuivre, et d’en aborder de nouvelles expressions. Nous étudierons l’importance de cultures politiques réputées d’ordre second mais dont le caractère apparemment accessoire réussit à s’affirmer : soit en se distançant du pouvoir, comme certaines communautés d’émigrants britanniques ; soit par des pratiques présentées comme annexes, mais qui sont des choix de vie s’approchant d’une programmation et participation politiques (festivals de musique, véganisme, consumérisme politique, « buycotting »…) ; soit encore en agissant à l’intérieur des mécaniques institutionnelles où se déploie la puissance souvent disproportionnée que représentent des partis dits « mineurs » – au Royaume-Uni, les députés irlandais au XIXe siècle, ou plus récemment la SNP à Westminster, mais aussi, les Ulster Unionists. En effet, l’importance de la dimension réformatrice, « progressiste », du mineur ne doit pas occulter d’autres forces politiques en puissance, partant des mêmes grassroots, et s’estimant être dans un même rapport au pouvoir. Le « mineur » ne s’exprime pas exclusivement comme une vision diverse, tolérante ou plurielle des sociétés concernées : il peut également être articulé à un projet profondément réactionnaire, hostile à un pouvoir perçu comme excessivement tolérant ou laxiste (English Defence League, For Britain). Il faudra s’interroger sur les origines de ce « mineur » et sur ce qu’il véhicule de continuité entre ces xénophobies et le « racisme scientifique » de l’ère victorienne ; ainsi que sur les motivations antagonistes qui alimentent la nostalgie parfois radicale de l’industrie du patrimoine ou heritage.

b. Littérature Mineure

Plusieurs directions se dégagent. D'abord une réflexion sur les formes ou genres mineurs, en particulier l'essai (mais aussi la lettre, le dialogue, le journal). Si la poésie et le théâtre ont longtemps été les formes les plus prestigieuses, et si le roman a connu, lui aussi, une longue apogée, l'essai est le plus souvent vu comme un parent pauvre. Montaigne, tout en affirmant cette modestie, cette humilité même, puisque son œuvre n’avait “aucune fin, que domestique et privée,” a inventé le genre. La traduction anglaise de ses essais a marqué le début d’une nouvelle époque : les essais de Montaigne eurent une influence immédiate et durable, si bien qu’il est possible de parler aujourd’hui, comme Robert Atwan et Brian Dillon, d'essayisme, d'une nouvelle attitude vis-à-vis de la chose écrite, d’un esprit d’expérimentation et même d’aventure dans l'écriture, d'une disposition à montrer le travail d'une pensée plutôt que son résultat. Un des attraits de l’essai réside précisément dans son caractère antidogmatique. Il révèle la transformation invisible et continuelle des idées, revendique le caractère provisoire des hypothèses qu'il propose, sans que soit pourtant remise en cause son exigence d'intégrité esthétique. Cette forme qui n’en est pas une, qui expose souvent les conditions de sa fabrication, est typiquement moderne et attire aujourd’hui, particulièrement dans le monde anglophone, de très nombreux auteurs et même des maisons d’édition spécialisées. C’est un exemple frappant de la puissance d'un mode mineur. Nous nous proposerons dans un premier temps de consacrer un colloque international en juin 2021 à Edith Wharton, auteur de très nombreux essais dont la place est souvent jugée mineure dans l'ensemble de son œuvre.

Toute réflexion sur l’essai soulève aussi la question d’un engagement qui peut revêtir plusieurs formes (politique, esthétique, social, etc.). Nous nous proposons d’examiner dans quelle mesure la position périphérique qui pourrait signifier une mise en retrait, voire une marginalisation volontaire ou imposée, peut aussi être propice au développement de diverses formes d'engagement. A l’heure où l’on célèbre le centenaire du 19ème amendement qui donna le droit de vote aux Américaines et marqua la victoire de l’engagement féministe outre-Atlantique, on peut aussi s’interroger sur celles qui ont œuvré, dans l’ombre, pour faire entendre la voix des opprimées, autant de « féministes malgré elles », de féministes qui s’ignorent et qui proclament parfois paradoxalement leur hostilité à toute forme d’engagement politique. Nous analyserons cette tension dans les écrits de ces femmes, à la fois dans leur production littéraire et dans les genres mineurs où elles disposent d’une plus grande liberté d’expression (journaux, correspondance). Nous examinerons également ces lieux de femmes que sont la cuisine, les cercles de couture, les clubs de lecture, etc., espaces périphériques où s’exprime le désir de changement et où une pensée radicale peut émerger sous le couvert d’une soumission apparente aux codes du patriarcat.

D’autre part, les littératures mineures, dans le sens des minorités ethniques et de genre seront vues en tant que forces de renouvellement constant du paysage littéraire américain. Aux minorités « indigènes », d’origine européenne, africaine, se sont ajoutées les minorités asiatiques, dont les voix émergent et qui peuvent être observées sous des angles mineurs – la cuisine par exemple. La littérature de l’aire caribéenne restera au cœur des préoccupations de certains membres de l’équipe. De plus, on analysera l’association entre lieu et création sous ses diverses formes dans le sud-ouest des Etats-Unis ou dans les Appalaches. La notion de genre, voire de transgenre, ou de 3e genre, traverse ces littératures ou constitue un genre littéraire en soi, qu’un partenariat avec l’atelier Genre enrichira dans la pluridisciplinarité (anthropologie comme cinéma).

Par ailleurs, les récits scientifiques d’exploration (œuvres de naturalistes ou botanistes) sont une variété mineure du genre viatique, lui-même longtemps considéré comme un genre littéraire mineur. A ce titre, ils semblent donc offrir un lieu privilégié où pourrait se décliner le rapport de force mineur-majeur, notamment dans le travail de Lafcadio Hearn au XIXème siècle. Aux XVIIème et XVIIIème siècles, ces récits (plus particulièrement ceux décrivant les colonies britanniques en Amérique du nord) peuvent être le résultat direct d’une injonction à l’expansion coloniale émanant de Londres, centre impérial. Le récit d’exploration a alors fonction d’inventaire des possibles du territoire qui y est représenté. Mais il peut au contraire être un outil de réappropriation de la représentation du territoire exploré, et en proposer une vision locale et décentrée où l’environnement décrit n’est plus seulement au service des besoins de la métropole mais acquiert une valeur et une identité qui lui sont propres. Les récits scientifiques d’exploration sont également des textes qui font se rencontrer Euro-Américains et populations indigènes et qui, à ce titre, peuvent voir là aussi le rapport de force colons/colonisés s’inverser ou du moins se rééquilibrer partiellement.

Enfin, en complémentarité avec la réflexion menée dans l’axe 1 sur les modes de circulation transnationale de la bande dessinée depuis et vers les aires anglophones, on envisagera une exploration des mêmes objets sous l’angle diachronique de l’histoire culturelle, visant à analyser les modalités de leurs progressives légitimations depuis le XIXème siècle et l’accession de la B.D. au statut de « littérature parallèle à la littérature » au tournant du XXIème siècle. Les arts dits mineurs au XIXème siècle incluent l’illustration et le dessin de presse mais aussi l’utilisation d’œuvres d’art du canon sur des supports publicitaires insolites. « L'art en lieu inattendu », colloque prévu en 2021, s’intéressera aux reproductions d’œuvres d’art canoniques sur les tasses à café, les couvercles de boîtes de chocolat, les T-shirts et les camions. Parfois, mais assez rarement, ces occurrences relèvent d’une stratégie ironique. L’abondance de références aux œuvres des grands maîtres dans notre vie quotidienne fait irruption parfois dans les endroits les plus inattendus. Mais quel est le but de ces pratiques ? Comment la communauté artistique, les auteurs ou compositeurs, les collectionneurs, les critiques et les commentateurs réagissent-ils à cela ? Qu’en pense le grand public ? En quoi sa perception des œuvres d’art est-elle affectée par cela ?

c. Religions minoritaires aux Etats-Unis

Aux États-Unis, le pluralisme religieux et le sectarisme ont été encouragés dès les débuts de la jeune nation afin qu’aucune Église ne prenne assez d’ampleur pour concurrencer l’État comme cela s’était produit en Europe et dans certaines colonies. La liberté religieuse inscrite dans la Constitution a donc alimenté le pluralisme et permis la coexistence d’institutions religieuses de toutes tailles. Divers conflits agitent depuis l’origine la scène religieuse, soit entre les groupes eux-mêmes, soit entre eux et les autorités publiques, le « mode majeur » voulant imposer sa loi au « mode mineur ». Nous nous intéresserons aux groupes religieux minoritaires dans leur rapport avec les « corps majeurs » : ainsi des groupes anciens, tels que le mormonisme, les Amish, la science chrétienne, les témoins de Jéhovah, la Native American Church, et des groupes nés au vingtième siècle, tels que la Nation of Islam, les Twelve Tribes, la Scientologie par exemple. Même lorsqu’ils pratiquent le séparatisme spatial et social, ces groupes interagissent avec la majorité américaine, ainsi nous analyserons comment ils fonctionnent en tant que lieux de résistance, de contre-proposition et en tant qu'acteurs de changements profonds et durables de la société américaine. Les actions en justice qu’ils ont intentées au fil des décennies, résolues le plus souvent par la Cour Suprême, ont ouvert de nouvelles perspectives non seulement dans le domaine de la liberté religieuse mais aussi dans divers domaines sociétaux : liberté de l’éducation, définition du mariage (polygamie, mariage homosexuel), rapport à la santé et choix de thérapie.

d. Approches didactiques mineures

La didactique de l’anglais doit faire face à l’échec chronique, massif et à ce jour sans remède des performances en posture de production (notamment orale) et de façon plus inquiétante encore à la multiplication des situations de résistance (anti-learning, Asher 1968), d’embarras social (Miller 2001) et d’anxiété / insécurité langagière (language anxiety / insecurity, Horwitz 1986). Dans un premier temps, nous nous proposons d’évaluer la réalité conçue et perçue de ces détresses ou défaillances, par les apprenants eux-mêmes, à l’université. L’étude, volontairement resserrée pour obtenir une grande finesse de grain, sera menée auprès trois types de populations étudiantes de niveau M ou D, en études anglophones (spécialistes), arts du spectacle et sciences du langage (non spécialistes). L’originalité du projet sera d’écarter les traditionnels questionnaires d’enquête ou entretiens d’explicitation, pour utiliser deux types de données : les journaux d’apprentissage tenus par les étudiant.e.s dans divers cours ou séminaires ainsi que des séquences enregistrées de process drama (O’Neill 1995, Piazzoli 2019) montées en atelier. L’une et l’autre de ces sources sont minoritaires tant au niveau des formats d’enseignement que de l’étude de leur réception. Or notre hypothèse est que ces sources mineures, hors nomenclature, fournissent un accès intime et authentique au vécu passé et présent des sujets. Dans un second temps, nous dresserons un inventaire critique des stratégies de remédiation actuellement proposées en mode « majeur », qui font appel au numérique éducatif (Arnold 2007, Baralt & al. 2011, Jebali 2019). Au sein de ces approches, nous analyserons l’impact de la réinscription du corps (InnovaLang Grenoble) sur les usages de la plus grande plateforme de ressources développée sur fonds publics en pédagogie universitaire des langues. Enfin dans un troisième temps, en synergie avec les actions menées dans l’axe 1 sur l’enseignement-apprentissage par-corps des langues, nous étudierons l’émergence forte d’un mode mineur : la création d’une communauté de pratiques et de recherche en performative language teaching (Schewe2013, Coleman 2013, Aden 2017), très active et de plus en plus sollicitée dans les pays anglophones, notamment en Italie et en Irlande, où divers projets d’accueil et d’instruction langagière des migrants (ex. Migrant Access Program MAP, Youth and Education Service for Refugee and Migrants, YouthReach) font appel à des pratiques pédagogiques totalement marginales pour construire le cœur de leur formation, pour intégrer des sujets étrangers non scolarisés ou déscolarisés dans le système d’éducation. Nous tenterons d’expliquer le paradoxe du mineur promu en mode majeur de l’efficience lorsqu’une situation socio-éducative est réputée ingérable ou désespérée. Nous défendrons l’idée que ce qui fonctionne pour l’intégration et la remédiation a un potentiel acquisitionnel (Narcy Combes 2018) tout aussi fort pour le mainstream.

 

 

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