Journée d'étude doctorale, Université Bordeaux Montaigne, mercredi 19 février
« Nul ne rencontre deux fois l'idéal. Combien peu le rencontrent même une fois ! »
– Oscar Wilde
Que les idéaux soient consciemment articulés ou non, ils jouent un rôle important dans nos jugements de valeur. L’idéal connote tout d’abord l’idée, et donc, par extension, le non-tangible, l'antonyme de la matière. En tant que tel, il évoque permanence et universalité, et son existence ne serait alors régie ni par le temps, ni par l'expérience matérielle, ni par la subjectivité. Il proposerait ainsi un repère, résidant en un lieu supérieur et immuable, capable de nous guider à travers les défis posés par une matérialité changeante et mouvante, en laquelle nous avons moins confiance. Cette première définition de l’idéal a des origines théologiques et platoniciennes (ou encore kantiennes), où l’idéal était le signe d’une conception métaphysique dualiste.
Or, dans son sens plus général, l’idéal se fait aussi synonyme de désirabilité. Alors que son premier sens dit d’un objet qu’il relève du monde des idées, où que l’élément est le représentant parfait de cette idée, ce sens a connu un glissement. L’idéal n’est plus compris dans son sens de conformité de l’objet à son modèle immuable transcendant, mais de la conformité de l’objet à un résultat désiré. Une société idéale, par exemple, n’est pas entendue comme une société du monde des idées mais comme étant une société dans laquelle nous pourrions vivre dans les meilleures conditions.
Ce double sens de la notion d’idéal brouille les frontières entre l’imaginaire et le réel. Les utopies, par exemple, proposent un modèle de vie désirable, ou vers lequel progresser, or leur nom même est celui du “non lieu” et donc de la “non réalité.” C’est le sens d’irréalisable qui s’impose dans le langage courant. Une idée “utopique”, voire “utopiste”, est une idée écartée comme trop peu réalisable, trop peu réaliste, et peut-être même trop peu raisonnable. L’idéal se voit alors comme relevant du domaine des poètes et des rêveurs.
C’est aussi dans cet écart que peut naître l’espoir et l'enthousiasme. Thomas More situe son île d’Utopie dans le Nouveau Monde (sans préciser son lieu exact) à une époque où le Nouveau Monde représente un lieu idéalisé, vu comme une sorte de nouvel Eden et accueillant ainsi de nombreux espoirs et projections. L’idéal propose en effet un terrain fertile pour l’imagination et la réflexion : sa distance par rapport à l’expérience ordinaire permet de développer une réflexion décomplexée plus abstraite et de surpasser l’autocensure dans la réflexion.
Se pose toutefois le problème de l’idéal comme perfection potentiellement inatteignable. Sans preuve de son atteignabilité, ni même de son existence, quelle posture adoptons-nous face à l’idéal ? Poursuivons-nous une quête dont l’objectif n’est pas garanti ? Cette tension au cœur de la notion de l’idéal relève d’un problème d’éthique qui fera penser, par exemple, à l’idéal de l’objectivité chez l’historien.
Le rejet de l’idéal peut également être une source de libération, qu’elle soit artistique, intellectuelle, ou culturelle. Lorsque l’idéal n’est ni moteur, ni objectif, il peut devenir contrainte. Le poids de l’héritage peut alors représenter un frein dans la quête de l’authenticité. L’idéal s’apparente alors à un processus d’uniformisation de la pensée, un carcan auquel il faut se conformer sans laisser de place à l’individualité. Il vient lisser les aspérités des personnalités, et peut donner lieu à la construction de stéréotypes auxquels il faudrait se conformer pour obtenir l’acceptation sociétale. En ce sens, il peut devenir un instrument d’oppression et de discrimination. On pense par exemple à l’idéal victorien de féminité, « The Angel in the House » (l’Ange de la Maison), qui a permis et encouragé l’oppression des femmes en les contraignant à la sphère domestique et au rôle d’épouse et de mère, limitant ainsi leur accès à la sphère publique, et justifiant leur absence d’indépendance financière et sociale.
La critique des idéaux peut donner lieu à des mouvements – intellectuels, culturels, artistiques – qui souhaitent les renverser voire les remplacer par de nouveaux idéaux, souvent vu comme plus proches des besoins d’inclusivité ou d’identité. Ces nouvelles expressions découlent du sentiment que la trajectoire implicite de l’idéal n’est pas la bonne et qu’il faut adopter un nouveau cap. Or, ces mouvements de rejet ont parfois du mal à prendre dans les cas où ils sont uniquement motivés par une dynamique d’opposition, et la rébellion reste alors parfois dans l’ombre de l’idéal précédent. L’Histoire montre que l’union derrière un nouvel idéal est en effet un moteur bien plus puissant: les mouvements qui ont eu le plus grand impact ont souvent remplacé un idéal par un autre. On pense par exemple aux mouvement de lutte contre l’esclavage et la discrimination raciale, dont l’idéal d’égalité et de respect des différences a été davantage porteur que son prédecesseur, celui de la gloire impériale.
Le rejet de l’idéal peut s’apparenter à un rejet du passé: la méfiance envers les idéaux s’intègre dans la lutte historique entre tradition et modernité, ce qui signale à la fois la nécessité de renouvellement des idéaux, et leur importance en tant que marqueurs d’une époque et de son zeitgeist. Les mouvements de rejet des idéaux constituent donc eux-mêmes l’Histoire et l’identité culturelle d’un pays au sens où ils peuvent à la fois révéler les idéaux implicites qui régissent la société, et à la fois formuler de manière explicite une évolution des mentalités à un moment donné.
Les idéaux qui animent une culture ne sont pas toujours visibles. Dans son essai publié en 1967, Robert Bellah montre que, bien que le christianisme paraisse comme la religion des Etats-Unis, il y existe, en réalité, « une religion civile ». Ce terme désigne un ensemble de croyances, présent à travers le peuple, qui crée un lien sacré avec la nation et qui surpasse les affiliations religieuses. Dégager le terme de religion civile permet à Bellah de mettre en avant que les idéaux prônés ne sont pas toujours les idéaux respectés, et qu’il existe certaines subtilités pour retrouver les idéaux qui régissent réellement les fondements moraux et les processus de légitimation au sein d’une société donnée.
Les idéaux sous-jacents sont aussi mis en lumière de manière plus organique lors de moments de communication et de partage inter-culturels. L’interculturalité est en effet un site qui permet la prise de conscience de la contingence de l'organisation sociale de sa société d’origine. Mettre en mots et expliquer un idéal jusqu’alors évident peut se révéler une réelle épreuve et permet l'examen et la comparaison des fondements d’une culture.
Cette journée d’étude sera l’occasion, grâce aux contributions des jeunes chercheurs issus de différentes disciplines en sciences humaines et sociales, d’établir ensemble une compréhension plus approfondie de la notion de l’idéal et d’établir son intérêt comme objet d’étude interdisciplinaire.
Modalités de soumission
Nous invitons des propositions pour des communications de 20 minutes, en anglais ou en français, émanant de toutes les disciplines qui s’intéressent aux manières dont l’idéal (par sa poursuite ou par son rejet) agit à l’échelle individuelle et/ou culturelle. Les communications pourront porter, sans s’y limiter, sur les thèmes suivants :
- l’idéal et l’esthétique
- l’idéal et le processus scientifique / la méthodologie du chercheur
- l’idéal et l’imaginaire collectif
- utopies et dystopies
- idéalisation et dénaturation de l’objet
- le rôle que jouent les notions de paradis perdu et/ou d’âge d’or (en littérature, comme dans le discours politique ou autre)
- les idéaux moteurs des mouvements littéraires et/ou artistiques
- les idéaux culturels sous-jacents
- l’idéalisme dans le discours
- le rejet de l’idéal comme libération personnelle, artistique, ou culturelle
Les propositions, de 250 mots environ, seront à envoyer accompagnées d’une courte présentation biographique à
Bibliographie Indicative
BELLAH, Robert N. « La Religion civile en Amérique (Civil Religion in America) », Archives de sciences sociales des religions, 1973, 35(1), p. 7–22.
BONNET Gérard, « Les idéaux et leurs ravages », Imaginaire & Inconscient, 2008/1 (n° 21), p. 101-121.
BRISSON Luc (trad. et éd.). Platon. Le Banquet, Paris, Flammarion, 2018.
CHAPPEY, Frédéric, dir. L'érotisme de Marcel Gromaire : Nus en quête d'idéal. Paris : Somogy, 2010.
FONER Eric. « Freedom: America's Evolving and Enduring Idea », OAH Magazine of History, volume 20, Issue 4, 2006, p. 9–11.
JUMEAU-LAFOND, Jean-David, dir. Alexandre Séon (1855-1917) : La beauté idéale. Silvana Editoriale, 2015.
KANT, Emmanuel. Critique de la raison pure. Paris, PUF, 2012.
LEROUX Georges (trad. et éd.). Platon. La République, Paris, Flammarion, 2004.
ROMERI, Luciana, “La cité idéale de Platon : de l’imaginaire à l’irréalisable”, Kentron, 2008, volume 24.