Le Mineur est souvent envisagé par la recherche universitaire sous l'angle des minorités : il s'agit en général de définir, de circonscrire, ou de donner voix à diverses minorités, littéraires, politiques, sociales, et de les étudier sous l'angle des discriminations dont elles sont victimes et des revendications qu'elles portent, au titre d'une identité voire d'un statut. Il s'agirait pour nous de questionner ce rabattement du Mineur vers la Minorité, d'envisager le Mineur non pas comme un lieu de relégation ou de péjoration, comme un espace inférieur, manquant, ou revendicatif. Il s'agirait d'extirper le Mineur de cette structure binaire hiérarchique, et de rendre compte de ce qu'il peut être en lui-même une alternative puissante, efficace et nécessaire au mode majeur. Dans de nombreux domaines, le Mineur ne semble pas être le moindre terme dans une hiérarchie, mais un espace autonome et créatif, un espace pour lequel on peut choisir délibérément d'opter : il s'agirait donc d'en examiner tous les avantages, après en avoir affiné la définition.
La proposition que nous souhaitons explorer est la suivante : il semblerait que ce qui définisse le Majeur, ce soit l'existence d'un modèle établi auquel il faudrait être conforme, d'une structure de pouvoir, tandis que le mineur se situerait délibérément hors de ce modèle, et s'efforcerait de défaire la structure dominante, de la mettre en tension avec la possibilité d'une contradiction interne. Le Mineur incarnerait ainsi le désir d'échapper aux modèles de domination et de maîtrise, et aux partages que cette domination et cette maîtrise instituent ; il serait un processus actif, toujours « en puissance », ne visant aucunement à accéder au majeur et à s'y stabiliser dans un statut, mais au contraire à explorer la puissance active de la marge, de l'à-côté, du retrait.
Quelques exemples d'application.
En littérature, Gilles Deleuze a ouvert la voie en publiant en 1975 une étude sur Kafka. Pour une littérature mineure, où il définit ce concept de littérature mineure comme une tension au sein même de la langue majeure, une étrangeté intime. Il s'agira ainsi d'examiner les genres mineurs (policier, fantastique, etc.) et leur puissance méta-critique à l'égard du Canon majoritaire, la liberté et la latitude que le fait d'écrire légèrement « à-côté » octroie. Ainsi, en histoire intellectuelle, la question du mineur peut s'appréhender, à l'époque classique, à travers le choix des genres mineurs comme lieu d'une création qui pourrait être inhibée dans les genres nobles, qu'il s'agisse du burlesque, de la parodie, ou de l'"essai", choisi de préférence au traité, plus contraignant. Le mineur, cependant, pourra renvoyer, au-delà, à une réflexion épistémologique sur les "minores" : pourquoi les étudier? quel est l'apport spécifique promis par cette étude? Les "minores" sont-ils simplement des auteurs négligés par la critique, qui n'ont pas (encore) accédé à la qualité d'"auteurs majeurs" ? De très nombreuses figures mineures, après quelques décennies de recherches, en particulier d'inspiration féministe, ont d'ailleurs été canonisées, à moins que ce ne soit le canon lui-même, et la distinction majeur/mineur, qui ne se soit écroulés. Aussi, alors que les recherches actuelles tendent à se structurer autour des controverses scientifiques et intellectuelles, on pourra s'interroger sur la position stratégique de « minorité » au sein de ces controverses.
Mais il s'agira aussi d'examiner les secousses intimes que certains auteurs décident d'infliger à leur propre texte, et ainsi les enjeux esthétiques de la cohabitation du majeur et du mineur – chez Dickens par exemple, les positions majoritaires du Réalisme, défendues avec éclat par le narrateur omniscient, se voient pourtant opposer l'irruption d'alter-narrateurs mineurs, qui bousculent le lien établi entre le réel et la représentation, et deviennent force de proposition littéraire. En musique et en occident, le mode mineur se comprend de même en regard du mode majeur, considéré comme le mode de référence dans la musique tonale. Le mode mineur est ainsi, dès l'origine, perçu comme un mode « second », celui des accords et des sons plus retenus, un mode de la réserve, quand le mode majeur célèbrerait l'exposition centripète, l'affichage éclatant. Certaines musiques ou pratiques musicales ressortissent de ce mode mineur, en ce sens qu'elles sont perçues comme secondaires, de moindre valeur, et parfois cantonnées à des formes de production et de consommation privées : ainsi l'invention et la place de formes « mineures », souvent liées à des pratiques musicales privées voire solitaires (par exemple les formes solistes, pièces pour un instrument et variantes de la sonate, par opposition aux musiques de cours, de cérémonies, de circonstances). D'autres formes « mineures », perçues comme les avatars dégradés de formes plus nobles, se présentent pourtant comme des espaces de création particulièrement dynamiques – par exemple la musique de liturgie contre les oratorios, l'opérette dans la veine de Gilbert and Sullivan ou le musical contre l'opéra. Ces formes mineures provoquent l'émergence de nouvelles pratiques musicales alternatives et particulièrement puissantes – l'industrie des « majors » du disque ne s'y trompe d'ailleurs pas, et la minorité, dans un renversement dont on pourra étudier le cynisme, n'est alors pas loin de devenir un argument marketing.
En analyse politique, il s'agira de manière cruciale de dégager le Mineur des implications nécessaires que lui impose le concept dominant de Minorité. On pourra d'abord remettre en question l'idée que la minorité est exclusivement un lieu de victimisation et d'oppression et devient par là-même un lieu de revendication communautariste. Tous les groupes minoritaires aux Etats-Unis, par exemple, ne cherchent pas à s'intégrer, par assimilation, à la majorité, non plus qu'ils ne campent sur des postures identitaires. Certains groupes, comme les nations amérindiennes, évitent l'écueil de la dérive communautaire, et, au nom d'une souveraineté qui leur est reconnue par les politiques du groupe majoritaire et colonisateur, par exemple sous la forme de traités, revendiquent le déploiement de leurs propres identités « mineures » en créant des espaces de réinventions et survivances culturelles.
Sur un plan plus large de la représentation politique, les divers modes de démocratie participative semblent aspirer à un usage mineur de la politique tel que nous venons de le définir, à une volonté de s'extraire des corps constitués (partis, syndicats, groupes de pression), pour imaginer d'autres modes, collectifs et horizontaux, désengagés (au moins en apparence) des stratégies de pouvoir. Des mouvements sociaux tels qu'Occupy Wall Street (2010-2012) ou le mouvement anti-nucléaire en Grande-Bretagne depuis la fin des années 1950 ont ainsi fait du « mineur » un mode d'existence à part entière, refusant l'alternative bipartite qui domine les systèmes politiques américain et britannique. De même, les communautés libertaires, ces « laboratoires de l'utopie » (R. Creagh) installés depuis près de deux siècles dans des paysages américains plus ou moins déserts, mettent à l'épreuve une volonté de vivre en dehors de la logique de la société dominante. Le post-anarchisme, jeune courant de philosophie politique né aux Etats-Unis sous la plume de Todd May, théorise le Mineur comme une force. Sur le principe de Gulliver, ce qui se présente dans les marges politiques ou économiques puise sa force dans le « petit », et surtout dans la multiplication de ses occurrences. Au XIXe siècle, les communautés dites utopistes de Robert Owen ou Charles Fourier ont tenté de se dissocier du monde capitaliste et libéral : il s'agissait alors de s'extraire du modèle plutôt que de lui opposer une alternative. Aujourd'hui en revanche, le développement, à la fois en Grande-Bretagne et en France, de projets associatifs locaux qui tentent d'agir en substitut aux instances d'Etat, témoigne de cet intérêt pratique pour les micro-structures qui sont considérées comme de véritables alternatives à un « macro » jugé inefficace et dépassé. Il nous semble intéressant de s'intéresser à ce post-anarchisme peu connu en France et à ce qu'il propose : dans le cas des micro-structures, le mineur permet-il simplement de vivre au jour le jour tout en cautionnant indirectement le désinvestissement de l'Etat ou contient-il une véritable puissance de proposition, à même d'initier un changement de société ?
Nous nous efforcerons aussi d'analyser les écueils possibles de ce mode : par exemple, il semble que le mineur puisse parfois être un « créneau », une « niche », une stratégie électorale parmi d'autres. Se dépeindre sous les traits de l' « underdog », du « challenger », même lorsqu'on est en réalité soutenu par l'establishment politique ou de puissants intérêts financiers, est une stratégie qui a fait ses preuves aux États-Unis, aussi bien lors des élections présidentielles (que l'on pense aux « front-porch campaigns » de James Garfield, Benjamin Harrison, William McKinley et Warren Harding) que des élections aux conseils scolaires (on pourra ici se référer aux campagnes menées par les militants créationnistes à l'échelle locale pour faire en sorte que la théorie « minoritaire » de la Création soit enseignée au même titre que la théorie « majoritaire » de l'évolution). Jusqu'à quel point le mineur peut-il s'affranchir, soit du désir d'appartenir au « majeur », soit du désir d'universaliser son désir de liberté ?