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« Une culture de la terreur »
DOI : http://dx.doi.org/10.21412/leaves_0100
L’attaque lancée contre les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 et les innombrables ripostes qui se sont ensuivies à travers le monde ont marqué durablement la conscience des peuples et des individus, pour qui le changement de siècle signifia moins la fin d’une histoire sanguinaire rythmée par deux guerres mondiales, plusieurs génocides et la menace nucléaire qu’une redistribution des cartes dans un nouveau contexte géopolitique mondial. La liste interminable des catastrophes majeures qui se sont succédé au cours de la première décennie du vingt-et-unième siècle, qu’elles soient d’origine « naturelle » (Katrina, tsunamis indonésiens et japonais, tremblements de terre du Sichuan…) et/ou humaine (Fukushima, marée noire du Golfe du Mexique, guerres civiles en Afrique et en Syrie entraînant l’exode massif de réfugiés … sans oublier la crise financière mondiale de 2008) donne aujourd’hui le sentiment qu’à tout moment, n’importe où sur la planète, plane la menace d’un nouveau cataclysme. John David Ebert constate dans son livre The Age of Catastrophe (2012) que le désastre est devenu « pour nous, en quelque sorte, un genre de vie. On peut même parler d’un nouveau régime de civilisation. » (Ebert 1). Une des caractéristiques fondamentales de ce nouveau « régime de civilisation » est ce que nous pourrions appeler une « culture de la terreur ».
Ce catastrophisme ambiant ne doit pas pour autant nier les différences qui existent d’une calamité à l’autre : « toutes les catastrophes ne sont pas équivalentes, ni en amplitude, ni en désolation, ni en conséquences », rappelle salutairement Jean-Luc Nancy en préambule à L’Equivalence des catastrophes : Après Fukushima (2012). Rien de commun entre Auschwitz ou Hiroshima, deux « entreprises qui débordent la guerre et le crime mêmes » (Nancy 27), et un accident nucléaire ou un fléau naturel, sans compter les désastres plus intimes que sont le viol, le deuil, la maladie, voire la rupture amoureuse, épreuves elles-mêmes incommensurables les unes aux autres [1] . Et pourtant, chacune, à des degrés divers, constitue potentiellement une menace d’engloutissement pour le sujet, d’anéantissement de sa faculté d’agir, de penser, de parler. Terreur, hébétude, stupeur, égarement sont le lot commun des individus et des peuples catastrophés.
Si les cataclysmes ne sont pas nouveaux dans l’histoire de l’humanité, et que l’Occident n’a pas attendu les horreurs du siècle dernier pour amorcer une pensée de la catastrophe [2] , ce qui frappe aujourd’hui, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, c’est la « complexité désormais en jeu [qui] se marque singulièrement au fait que les catastrophes naturelles ne sont plus séparables de leurs implications ou retentissements techniques, économiques, politiques. Simple accident, le nuage d’un volcan bloque la navigation aérienne sur un quart au moins du monde ; vraie catastrophe, un tremblement de terre secoue avec le sol et les bâtiments toute une situation sociale, politique et morale » (Nancy 13). La prise de conscience aux vingtième et vingt-et-unième siècles de « l’enchevêtrement inextricable des techniques, des politiques, des économies » (Nancy 14) en amont mais également en aval du désastre génère ainsi de nouveaux comportements, produit de nouvelles attitudes, en particulier dans la manière dont ceux-ci sont perçus, enregistrés et traités.
Après-coups
En révélant l’étrange mécanisme de la névrose traumatique, Freud jeta les bases d’une pensée du trauma fondée sur le décalage temporel (Nachträglichkeit). En effet, ce n’est pas tant l’événement en soi qui est traumatique, explique-t-il à l’époque de son travail avec Fliess sur l’hystérie, que son souvenir remanié dans un contexte différent de l’histoire du sujet. « Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après coup en traumatisme. » (Freud 366). Ainsi, le souvenir d’une scène de séduction ayant eu lieu dans l’enfance mais dont la signification sexuelle traumatique échappa à l’enfant, peut être réveillé à l’adolescence à l’époque des premiers émois sexuels et prendre à cette occasion un caractère traumatique, déclenchant à nouveau un mécanisme de refoulement. C’est alors un deuxième incident, sans rapport apparent avec le premier, qui détermine le caractère pathogène de celui-ci. Le trauma est, par conséquent, non seulement toujours secondaire mais apparemment sans lien avec le choc initial, devenu insaisissable du fait de ses multiples réorganisations opérées par le refoulement. La terreur ne s’appréhende ainsi véritablement que dans l’après-coup, un après-coup qui lui-même tend à se redoubler dans la compulsion de répétition au travers de laquelle le psychisme tente d’assimiler la scène traumatique rétroactivement. On comprend dès lors que la sidération individuelle ou collective qui s’empare du corps social ou saisit le corps physique ne concerne pas seulement l’immédiat après-coup mais peut perdurer bien au-delà de l’événement perturbateur. La métaphore de l’onde de choc traduit assez bien la dimension répercussive de ce dernier.
Dès lors que la terreur démolit la dynamique psychique et nous fige en toutes sortes de postures mentales ou somatiques (torpeur, paralysie, impuissance, incertitude, ressassement…) qui semblent interdire tout compte-rendu, pour les sociétés comme pour les individus, demeure le défi de sa représentation [3] . Comment, en effet, dire l’indicible, et que dire de celui-ci sans le recouvrir et le nier ? Ou pour rejoindre la réflexion de Marc Amfreville à propos des « écrits en souffrance » qui jalonnent la littérature américaine, comment dire et taire tout à la fois ? Par cette injonction paradoxale, il nous faut retenir selon lui « cette équivalence entre la violence du choc et celle, proportionnelle, de la force qui va permettre d'en oblitérer le souvenir, tout en ménageant la possibilité de l'émergence de traces qui visent [...] à maîtriser la charge émotive déclenchée par le traumatisme » (Amfreville 58). Comment in fine sortir de l’impasse mortifère de la répétition du réel traumatique en articulant ces traces à une parole, un geste qui rendent sa « traversée » possible ? Zaoui apporte lui aussi sa propre réponse :
Au milieu des catastrophes, nous sommes tous des Robinson et ne pouvons écrire que des manuels de survie, c'est l'évidence même, survie étant à entendre dans les deux sens du terme : en son sens commun d'une vie aux aguets , [...] et aussi bien, en même temps, en son sens littéral de “sur-vie” , comme on dit “sur-homme”, c'est-à-dire au sens d'une vie non pas supérieure mais infiniment supérieure, sans pareille, incomparable avec tout ce que l'on avait vécu jusque-là. Il faut au moins cela pour supporter l'épouvante. (Zaoui 347-348)
Les manuels de survie dont parle Zaoui pour supporter l’épouvante interrogent la notion même de la représentation de la terreur : c’est bien ici toute la problématique que posent le témoignage et le récit. Le travail de mémoire en effet, sous les formes du témoignage et de l’archive, deviendrait donc aussi un devoir à accomplir dans le but d’éclairer les zones d’ombre que sont les désastres : « Quand les événements vécus par l'individu ou par le groupe sont de nature exceptionnelle ou tragique, ce droit [de savoir] devient un devoir : celui de se souvenir et de témoigner » (Todorov 178). Tout un pan de la littérature s’articule ainsi autour du récit-témoignage, dans les interstices entre réel et fiction. Quant au domaine de l’art contemporain, cette « passion de l’archive », née avec des artistes tels que Christian Boltanski, inaugure un nouvel « imaginaire archéologique » [4] dans lequel les traces d’un passé traumatique doivent être retrouvées, excavées, archivées en autant de preuves irréfutables d’une histoire catastrophique. Face à ce déferlement du mémoratif, qui touche aussi l’acte d’écriture, Éric Méchoulan a raison de nous mettre en garde : « L'angoisse mémorielle et la fascination pour les traces de ce qui a disparu ou va s'évanouir à jamais tendent à faire de notre monde un sempiternel musée de la vie quotidienne » (Méchoulan 8). Tel est ainsi l’autre défi lancé à l’artiste, celui de repenser le monde et non pas simplement de le muséifier, de le « figer en spectre » (Agamben 47).
Reconstruire ?
L’après de la terreur, on vient de le voir, a moins valeur de succession que de rupture. « C’est un “après” qui veut dire : y a-t-il un après ? Y a-t-il une succession ? Allons-nous encore quelque part ? » (Nancy 31). C’est à la fois le privilège et l’impossible tâche des (sur)vivants d’évoquer la catastrophe et d’envisager l’avenir. Néanmoins, comment continuer au milieu des ruines ? Reconstruire ? Oui, mais quoi ? Comment ? S’il y a la plupart du temps urgence à reconstruire et s’il faut, pour paraphraser a contrario Maurice Blanchot, qu’il y ait un avenir pour le désastre, sur quelle base et au nom de quoi ou de qui faut-il rebâtir ? Sous couvert de restauration démocratique ou de réhabilitation urbaine se cachent parfois des motivations moins vertueuses, qui relèguent à l’arrière-plan le bien-être des populations au profit d’intérêts privés. La « stratégie du choc » (Naomi Klein) qui consiste à profiter du désarroi des peuples consécutif à des désastres économiques, politiques ou naturels pour faciliter la mise en œuvre de politiques néo-libérales peut s’avérer aussi dévastatrice que les cataclysmes qui l’ont précédée. Les répercussions néfastes de la guerre « préventive » en Irak [5] , censée délivrer le pays de la dictature de Saddam Hussein et restaurer la démocratie [6] , ou, dans un tout autre registre, la politique de rénovation urbaine favorisant les quartiers les plus aisés de la Nouvelle-Orléans sinistrée après l’ouragan Katrina témoignent de ces dévoiements possibles de la reconstruction. Qu’ils visent à restaurer ou bien à renouveler [7] , les processus de reconstruction sont souvent, pour les Etats et certaines multinationales, l’occasion de redistribuer les richesses ou de confisquer les droits des individus terrorisés. Les réflexions de Giorgio Agamben au lendemain du 11 septembre sur les réponses sécuritaires apportées au terrorisme montrent la fragilisation possible d’« un Etat dont la seule tâche et source de légitimité est la sécurité ». Le risque est grand alors pour cet Etat de « devenir lui-même terroriste » et que « la recherche de la sécurité ne conduise à une guerre civile globale qui rende toute coexistence civile impossible » (Agamben, trad.). L’autre risque inhérent au sécuritarisme est la dépolitisation galopante de la société, celle que précisément dénonce Michaël Fœssel pour qui le fait de ne considérer le présent traversé par les catastrophes que sous l’angle de la préservation du monde, celui « que nous avons sous les yeux et dont on décide, pour cela, qu’il est le seul possible » conduit à « éterniser le présent, injustices comprises » (Fœssel 676).
Résistances
De par sa fonction même au sein de la société, l’art tend à s’opposer à ces considérations sécuritaires en présentant d’autres voies possibles à la reconstruction, d’autres voix à entendre à rebours des discours officiels. Dans son dernier essai, Fœssel propose la figure de « l’inconsolé » [8] pour définir la victime qui, en proie à une catastrophe, demande à être consolée tout en sachant pertinemment que cet acte de consolation ne pourra effacer l’événement perturbateur. Ni « inconsolable », ni « réconcilié », celle-ci a la possibilité de (re)construire une vie de l’après. Mais en (se) reconstruisant, ne risque-t-elle pas d’oblitérer l’expérience du trauma ? Dans son livre publié en janvier 2012, La Vie après, Virginie Linhart s’est intéressée aux témoignages des survivants de la Shoah issus de familles juives françaises ou installés en France après la libération des camps. Elle s’est aperçue en discutant avec eux qu’ils avaient tous envisagé leur existence d’« après » en termes de survie mais rarement sous l’angle de la reconstruction. La plus grande crainte évoquée par ces survivants était d’escamoter leur expérience traumatique en s’autorisant à se reconstruire. « Quitter » les camps s’est avéré souvent impossible pour la plupart d’entre eux, sauf au prix d’une violente rupture avec leur passé familial ou avec la communauté des rescapés. Seuls quelques-uns ont accepté de se confier à elle, et encore, après avoir surmonté bien des résistances. Le silence qui entourait le sort des juifs français pendant la guerre s’était également étendu à leur destin de survivants. Ce n’est qu’au crépuscule de leur vie, à partir du milieu des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, qu’ils ont pu et souhaité sortir de ce silence pour témoigner. Mais, précise l’auteur, « Ils ne voulaient surtout pas qu’un récit des difficultés de réinsertion dans la vie ordinaire, sur les petites misères du quotidien, n’escamote, d’une manière ou d’une autre, l’expérience proprement dite du cauchemar » (Linhart 40). Comme si, ironiquement et tragiquement, la reconstruction subissait le même sort qu’avait subi la Shoah : ça ne se raconte pas. Pourtant, il existe nombre d’exemples qui tentent de « dire » l’indicible, de mettre celui-ci à jour dans le but d’accepter un après, aussi fragile et dérisoire fût-il. Le cas d’Edgar Hilsenrath, auteur juif allemand exilé aux Etats-Unis, est emblématique : puisque la frontalité des camps de la mort ne peut être endurée, leur représentation sera noyée dans un maelstrom burlesque où l’humour et le grotesque permettront peut-être cet indicible. Il faudra attendre par exemple, dans son roman de l’exil Fuck America, les trente dernières pages d’un récit jusqu’alors férocement comique pour lire l’insupportable simplicité d’une histoire intime de l’incommensurable :
Moi, le premier Jacob Bronsky, je ne suis qu’une pensée. J’ai vécu dans six millions de corps, jusqu’au jour où leurs noms furent effacés. Une fois, je me suis glissé dans la peau d’un garçon de quatorze ans. J’y suis resté un moment. Son Moi devenait mon Moi, son histoire…mon histoire. (Hilsenrath 252)
Si, à rebours des thèses de l’ineffabilité et de la sacralisation du désastre, l’art offre une voie privilégiée pour évoquer l’innommable de la catastrophe « sans jamais offenser la mémoire » (Cochoy), il lui appartient également de narrer ou représenter l’impensable de la reconstruction, en résistant aux pièges et aux leurres idéologiques dénoncés plus haut. Cette résistance passe, notamment, par la création de situations inédites, d’« assemblages » (Nancy 61) fragiles, voire utopiques, où non seulement les vies et les mondes détruits peuvent surgir de l’oubli et mais les (sur)vivants s’autorisent à inventer de nouvelles façons de vivre ensemble. Ainsi, dans Beloved, l’irruption du fantôme de la fille aînée, assassinée par sa mère pour lui épargner une vie de servitude, vient ruiner une reconstruction rendue précaire par le refus de Sethe d’assumer son passé meurtrier, pour, dans un second temps, permettre à sa sœur cadette d’intégrer la communauté du village où s’était réfugiée sa mère, et à celle-ci et son amant Paul D « d’accoler » (et non reconstruire) leurs histoires respectives : « Only this woman Sethe could have left him his manhood like that. He wants to put his story next to hers. ‘Sethe,’ he says, ‘me and you, we got more yesterday than anybody. We need some kind of tomorrow.’ » (Morrison 273). Trouver le moyen d’assimiler le passé traumatique sans l’annuler, d’esquisser une histoire alternative au désastre en dégageant « la potentialité cachée (le potentiel émancipateur utopique) qui se trouva trahie dans les faits » (Zizek, cité par Engélibert 249), de faire émerger d’autres futurs dans le passé, bref de sortir du catastrophisme et des reconstructions bâclées, telle semble être plus que jamais la tâche des écrivains et des artistes.
Ce dossier spécial de la revue Leaves, dont il constitue le premier numéro, est issu de deux colloques « Après la terreur : l’effet de choc (1)/After terror : the shock effect (1) » et « Après la terreur : reconstructions (2)/After terror : rebuilding (2) » organisés à L’université de Bordeaux (Bordeaux-Montaigne) par Jean-François Baillon, Yves Davo, Charles-Yves Grandjeat et Stéphanie Ravez du 17 au 19 novembre 2011 et par Yves Davo et Stéphanie Ravez du 8 au 10 novembre 2012 pour CLIMAS.
Les articles qui le composent étudient les répercussions sur le corps individuel et/ou collectif, politique, social, d’événements instituant un état provisoire ou un régime plus durable de terreur, au sens physique, psychique, et symbolique. Dans le sillage des trauma studies, le dossier s’intéresse à la façon dont les individus et les sociétés subissent, gèrent et digèrent ces événements de l’ordre de l’impensable qui saisissent, bloquent ou perturbent les mécanismes d’organisation sociale, le langage, la représentation ou l’identité. Un des apports majeurs des Trauma studies est, en effet, d’avoir utilisé l’approche clinique du trauma pour expliquer les processus culturels en général. Pour la théoricienne américaine Cathy Caruth, pionnière de la discipline, « [d]e même qu’un soldat confronté “à la mort brutale et massive” peut souffrir du syndrome de stress post-traumatique, de même, après des décennies de menaces, de violences, de soulèvements ou d’impuissance une nation ou une culture peuvent appréhender leur propre histoire comme une suite de chocs traumatiques. Les expériences traumatiques se répètent dans l’imaginaire culturel à la manière d’un cauchemar récurrent ; elles laissent une trace sur la psyché collective d’une nation, et perturbent notre sentiment de sécurité et de confort. » [9] (Caruth 11, trad.). Ce numéro consacré aux répercussions de la terreur dans (et sur) la culture s’inscrit dans cette approche en élargissant l’étude de l’effet de choc à des domaines du savoir autres que la clinique, comme l’histoire, la littérature, le cinéma ou les arts visuels.
Dans un contexte contemporain de violence politique et de déstructuration idéologique où se joue l’avenir des démocraties, l’analyse des effets de la terreur et de sa reconfiguration à des fins politiques ou artistiques aux vingtième et vingt-et-unième siècles s’avère un enjeu primordial. L’histoire moderne de l’après-coup proposée ici démarre avec les répercussions traumatiques de l’esclavage des Noirs aux Etats-Unis et la Grande Famine irlandaise pour se prolonger avec la guerre froide, les conflits indo-pakistanais, la guerre du Liban ou le conflit nord-irlandais. Sont également évoqués des événements plus récents (le 11 septembre, l’ouragan Katrina) ou négligés par les médias ou l’histoire officielle (les massacres de villageois en Colombie, la répression anti-terroriste au Sri Lanka). La diversité des approches (littéraire, civilisationnelle, psychiatrique) vise à dresser un panorama – forcément lacunaire – des figurations contemporaines de la terreur.
Le dossier s’organise en deux parties : la première porte sur le moment de désorientation immédiatement consécutif à l’événement perturbateur dans un contexte de déstabilisation sociale, politique, ou religieuse. Il y a l’effet de choc de l’attentat terroriste induisant en retour un régime de terreur politique (l’impact du 11 septembre y est longuement étudié dans une première sous-partie au travers de ses représentations écrites, filmées ou graphiques). La terreur directe ou larvée y est également analysée, dans la façon dont elle s’attaque aux corps et/ou aux esprits : c’est la terreur des raids, de l’accident ou de la catastrophe humanitaire qui soudain troue l’ordre de la normalité (affrontements ethniques et religieux en Inde et au Sri Lanka, Grande Famine irlandaise…). Son exploitation idéologique (mise en place de politiques répressives, discours messianique ou nationaliste) y est notamment discutée dans une seconde sous-partie consacrée à l’impact politique et institutionnel de la terreur.
Une seconde partie aborde les sphères plus intimes de la terreur privée, vécue ou revécue, transposée, retravaillée parfois, et la manière dont terreurs publiques et privées peuvent s’entrelacer (à l’instar du traumatisme de l’esclavage ou de la guerre civile transmis de génération en génération). Par ailleurs, le versant testimonial de la question est au coeur de plusieurs contributions qui étudient la place matérielle de l’archive et du témoignage dans l’effort de reconstruction individuelle. Le rôle joué par la nature (chez les éco-poètes, par exemple) ou la maison comme refuge ou alternative au désastre, voire simplement comme métaphore du renouveau après la ruine est évoqué dans une seconde sous-partie. Le volume se clôt par une série d’articles envisageant les apories et les limites de la reconstruction. Les exemples de la reconstruction urbaine de Belfast et du système scolaire après l’ouragan Katrina illustrent, en particulier, les ambiguïtés du rebuilding. Une ultime incursion dans le théâtre shakespearien revisité à l’aune de la pensée moderne du désastre (Blanchot) puis dans le cinéma britanniques souligne précisément l’impossibilité d’un renouveau radical ou du retour au même. Entre destruction et reconstruction, survie et utopie, vérité et falsification, la création artistique nous invite à rêver et à pondérer les formes possibles de dépassement permettant de s’orienter vers un « après-coup ».
Bibliographie
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–––. Image et Mémoire : Ecrits sur l'image, la danse et le cinéma, Paris : Desclée de Brouwer, 2004.
Amfreville, Marc. Écrits en souffrance. Figures du trauma dans la littérature nord-américaine. Paris : Michel Houdiard, 2009.
Cochoy, Nathalie. « Marc Amfreville, Écrits en souffrance. Figures du trauma dans la littérature nord-américaine, Paris, Michel Houdiard, 2009 ».Transatlantica [En ligne], 1|2010. 04 septembre 2015. < http://transatlantica.revues.org/4974>
Engélibert, Jean-Paul. « Après la catastrophe, l’utopie ». Utopie et catastrophe : revers et renaissances de l’utopie (XVIe-XXIe siècles). Eds J.-P. Engélibert & R. Guidée. Rennes : PUR « La Licorne » 114. 239-243.
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Freud, Sigmund. « Esquisse d’une psychologie scientifique ». La Naissance de la psychanalyse (1887-1902). Eds. M. Bonaparte, A. Freud & E. Kris. Paris : PUF, 1956. 307-396.
Hilsenrath, Edgar. Fuck America : Les Aveux de Bronsky. Paris : Attila, 2009.
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Klein, Naomi. The Shock Doctrine : The Rise of Disaster Capitalism. London : Penguin, 2007.
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Méchoulan, Eric. La Culture de la Mémoire ou Comment se Débarrasser du Passé ? Montréal : Presses de l'Université de Montréal, 2008.
Morrison, Toni. Beloved. New York : Plume (Penguin), 1988.
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Ricœur, Paul. Temps et Récit I, Paris : Seuil, 1983.
Roelstraete, Dieter. The Way of the Shovel : On the Archeological Imaginary in Art. e-flux journal #4 (mars 2009). Octobre 2015. < http://www.e-flux.com/issues/4-march-2009>
Todorov, Tzvetan. Mémoire du Mal, Tentation du Bien. Enquête sur le Siècle. Paris : Robert Laffont, 2000.
Zaoui, Pierre. La Traversée des catastrophes: Philosophie pour le meilleur et pour le pire. Paris : Seuil, 2010.
[1] Autant de catastrophes privées que Pierre Zaoui a circonscrites pour mieux les appréhender et peut-être ainsi les dépasser : « Réapprendre donc la vie face à la maladie, face à la mort, face aux morts, et par suite réapprendre à aimer et même à être heureux bien qu'avec des fêlures indélébiles » (Zaoui 43).
[2] L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle : du châtiment divin au désastre naturel (eds. A-N Mercier-Faivre & C. Thomas. Genève : Droz, 2008) rappelle le glissement sémantique du terme de son sens théâtral qui prévaut jusqu’au milieu du dix-huitième siècle à son acception moderne (événement naturel ou social funeste) qui émerge après le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, et insiste sur le passage d’une conception théologique à une « profanisation » de la notion.
[3] Paul Ricœur ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque le pouvoir de la fiction : « C'est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l'après-coup » (Ricœur, Temps et Récit I, Paris : Seuil, 1983, 251).
[4] Voir The Way of the Shovel: On the Archeological Imaginary in Art, l’article de Dieter Roelstraete, curateur et critique d’art : « The retrospective, historiographic mode - a methodological complex that includes the historical account, the archive, the document, the act of excavating and unearthing, the memorial, the art of reconstruction and reenactment, the testimony - has become both the mandate (“content”) and the tone (“form”) favored by a growing number of artists » (Roelstraete, non paginé).
[5] Guerre dont les terribles effets sont magistralement décrits par Phil Klay dans son premier roman, Redeployment, récompensé par le National Book Award 2014.
[6] On sait aujourd’hui qu’elle fut largement impulsée par des motifs économiques (cf. l’exploitation des richesses pétrolifères du pays par des multinationales pétrolières et parapétrolières telles que Halliburton, Enron, Carlyle etc. proches des néo-conservateurs au pouvoir sous la présidence de George W. Bush) et qu’elle contribua à la déstabilisation politique et religieuse du Moyen-Orient que nous connaissons.
[7] Voir le slogan « build back better » qui innerve nombre de recovery programs mis en place après le tsunami qui frappa les côtes asiatiques en décembre 2004 ou le tremblement de terre survenu en Haïti en janvier 2010.
[8] « L’inconsolé ne rejette pas les consolations, il les réclame tout en sachant qu’aucune d’entre elles ne le replacera dans l’évidence de la présence. […] Être et se vouloir inconsolé désigne une attitude qui n’est ni passive ni régressive. Elle consiste à imaginer des consolations tout en sachant qu’elles ne seront jamais définitives puisqu’un retour en arrière, en deçà de la perte, est impraticable » (Fœssel 2015 : introduction).
[9] « Just as a soldier faced with ‘sudden and massive death’ can suffer post-traumatic stress disorder, so a nation and culture confronting decades of threat, violence, upheaval and impotence experiences its own history as a traumatic shock. Traumatic experiences are repeated in the cultural imagination, like a recurring nightmare; they leave a mark on the collective psyche of a nation, and they trouble our sense of security and comfort. » (Caruth 11)
http://dx.doi.org/10.5072/leaves_0100 |