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Résumés
Français :
John Michael Coetzee, prix Nobel de littérature (2003), n’est pas franchement un écrivain mineur—il est même sans doute une des voix sud-africaines les plus entendues et lues dans le milieu universitaire. Pourtant, en plaçant son œuvre sous les auspices de Franz Kafka notamment, il s’est rangé du côté de cette « littérature mineure » telle que l’ont définie Deleuze et Guattari (1975). Blanc descendant des colons boers, parlant l’anglais et l’afrikaans, issu de la classe dominante, Coetzee écrit depuis une position majeure, depuis une langue majeure, et tente d’y faire une place au mineur et aux minorités. Le mode mineur, chez lui, aboutit parfois au silence : c’est le cas dans Foe (1986), réécriture de Robinson Crusoe (1719) de Daniel Defoe, dans laquelle Vendredi ne raconte pas son histoire, comme s’il ne pouvait la dire dans les termes majeurs qui sont ceux du roman que veut écrire Mr. Foe.
Life and Times of Michael K est traversé par cette même tension entre un mode majeur de récit et une histoire mineure que ce récit doit dire. Le roman raconte le périple de Michael K (dans lequel on reconnaît la figure tutélaire du Joseph K. du Procès de Kafka) à travers l’Afrique du Sud, de la ville du Cap jusqu’à une ferme du Karoo, aller et retour. Le récit de ce voyage établit une intertextualité remarquable avec la mythologie afrikaans du Grand Trek (Wright, 1992 ; Teulié, 2008) dont Coetzee donne d’ailleurs un exemple quand il publie la traduction du récit de son ancêtre, « The Narrative of Jacobus Coetzee », au sein de son premier ouvrage, Dusklands (1974). L’intertextualité avec le récit des pionniers et le mythe de la Frontière, ainsi que le chronotope omniprésent de la route (Brasebin, 2013), rapproche aussi le récit du voyage de K des road novels américains. L’intertextualité est ici paradigmatique (Montalbetti, 1998) et rend possible le récit de voyage — et pourtant, en même temps, le confronte en permanence à son échec. Car K, homme de couleur, simple d’esprit, mutilé par un bec-de-lièvre qui le rend presque muet, sans le sou, n’a rien d’un pionnier. Le mythe afrikaner de la ferme dans le Karoo n’est pas le sien. Même le statut de hobo, voyageur errant incarnant la liberté suprême, lui semble interdit.
Tout se passe alors comme si l’intertextualité occidentale, blanche, majeure était convoquée ici à la fois comme seul paradigme possible pour dire le voyage de la ville vers les plaines, et en même temps comme paradigme territorialisé et racialisé qui ne fonctionne pas pour K. Le voyage de K devient alors un voyage mineur : un dysfonctionnement du récit de voyage en son sein même, un balbutiement.
Anglais:
John Michael Coetzee, Nobel Prize for Literature (2003), cannot be called a minor writer—he is one of the most read and studied South African authors. But, when he establishes an intertextuality with Franz Kafka in almost all his texts, he drifts towards what Deleuze and Guattari called “minor literature” (1975). A White Afrikaner descending from Boer settlers, Coetzee writes from a major position in South Africa, in a major language — and strives to make room in his writing for minor voices. Sometimes, it leads his texts to silence: in Foe (1986), Friday will not tell his story to Mr. Foe, as if his story could not be told within the frame of major novel Robinson Crusoe (Defoe, 1719), which Coetzee both rewrites and does not rewrite.
Life and Times of Michael K stages this same struggle between a major narrative and a minor story. The novel retraces Michael K’s road trip through South Africa, from Cape Town to Prince Albert, Karoo, and back. This journey echoes with the Afrikaner mythology of the Great Trek, the plaasroman (farm novel), pioneer narratives and tales of the Frontier ; associated with an omnipresent road chronotope, this intertextuality invites to read Michael K as a road novel. The road novel as a model is yet both enabling the travel narrative and blocking it. Coloured, simple-minded, almost mute K has nothing of the pioneer ; he does not belong in the mythic Karoo ; nor does he belong in the mountains like an adventurer ; nor even on the road, like American hobos symbolizing pure freedom.
It seems like Western, White, major narratives are both the only models to tell K’s journey and inadequate, racialized models that do not fit K. K’s become a minor travel, a malfunction within the framework of the road novel—a stutter.
Auteur
Français :
Cécile Do Huu est docteur en littérature comparée. Après une thèse sur le discours du voyage dans l’océan Indien menée en codirection à l’Université de la Réunion et à l’Université Bordeaux Montaigne, elle a changé d’océan et enseigne actuellement le français et l’écriture créative à l’Université Catholique de l’Ouest de Papeete (Polynésie Française). Elle a publié plusieurs articles sur l’œuvre indianocéanique de J. M. G. Le Clézio, et poursuit ses recherches sur l’écriture du voyage dans le Sud et la zone indo-pacifique.
Anglais:
Cécile Do Huu has a PhD in Comparative Literature. She wrote her doctoral thesis (Université de la Réunion and Université Bordeaux Montaigne) about the travel narrative in the Indian Ocean. Afterwards she travelled to another ocean, and is now teaching French and Creative Writing at the Université Catholique de l’Ouest in Papeete (French Polynesia). She has published several articles on J. M. G. Le Clézio’s Indianoceanic works, and is currently researching further on Southern travel writing and the Indo-Pacific area.
Entrées d’index
Mots-clés : road novel ; récit de la route ; écriture du voyage ; mode mineur ; J.M. Coetzee ; littératures du Sud
Keywords: road novel; road narrative; travel writing; minor mode; J.M. Coetzee; literatures of the South